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A propos de l'auteur

  • Valérie PEREZ

    Fondatrice de ce site et auteur de la majorité des articles mis en ligne.
    Professeur agrégée et docteur en philosophie.

Le projet poétique de Verlaine

C’est à partir du texte liminaire que nous allons définir le projet poétique de Verlaine dans les Poèmes saturniens, recueil publié en 1866.

Le titre évoque les astres, Saturne, planète de la mélancolie. Le dictionnaire de Littré en donne cette définition : « planète froide et malfaisante, ennemie de la nature, de l’homme et des autres créatures. » Ce sont les effets de cette mélancolie que le poète développe dans le premier texte du recueil, comme un commentaire du titre, comme un avertissement donné au lecteur, sorte de guide vers sa poésie.

La mélancolie est à la fois une maladie du corps et une disposition de l’âme. Ceux qui en sont victimes

« Ont entre tous, d’après les grimoires anciens,
Bonne part de malheur et bonne part de bile. »

Voilà qui fait de Verlaine un poète maudit : Saturne l’y prédestinait, les grimoires anciens le lui prédisaient.

Si le corps est alangui, la raison l’est aussi : toutes ses facultés sont altérées, et en particulier l’Imagination :

« L’Imagination, inquiète et débile,
Vient rendre nul en eux l’effort de la Raison. »

Le poète souligne ici son originalité, cette singularité presque paradoxale : la langueur et la faiblesse -débile est à comprendre dans son sens latin : "faible"- qui caractérisent son esprit sont aussi ses raisons d’écrire, et la raison d’être de cette poésie placée sous l’égide de Saturne. L’Imagination n’est que faiblesse, mais cette faiblesse est fécondité, mise en œuvre de l’écriture poétique. Car Saturne, pour les latins, est lié à la vie de l’esprit, à l’inspiration, à l’écriture.

Les majuscules d’Imagination et de Raison suggèrent que ces deux entités ont un rôle à jouer dans le recueil, et il faudra le définir. Elles sont par ailleurs personnifiées, à la manière des allégories médiévales - dans le Roman de la Rose - . Ce sont ensuite les substantifs « Idéal » et « Saturniens » qui reçoivent une majuscule : sans doute faut-il voir dans ces quatre termes une clé possible pour la lecture du recueil.
Que le recueil soit placé sous l’égide de Saturne, cela signifie aussi que les motifs poétiques qui le parcourront seront la souffrance et la mort :

Tels les Saturniens doivent souffrir et tels
Mourir, -en admettant que nous soyons mortels »

Le poète s’identifie ici à son recueil : il est saturnien, c’est à dire faible, maudit, mais inspiré aussi. Le titre choisi est ainsi justifié.

Il est important de situer le penchant saturnien de Verlaine dans le contexte de la poésie de cette fin du XIXème siècle. Certains poèmes de Baudelaire et de Laforgue font écho à ceux de Verlaine. Nous venons de voir l’ouverture des Poèmes Saturniens. Nous pouvons la comparer avec le poème liminaire des Complaintes de Jules Laforgue, et avec l’Epitaphe pour un livre condamné des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire.

Epigraphe pour un livre condamné de Baudelaire

Lecteur paisible et bucolique,
Sobre et naïf homme de bien,
Jette ce livre saturnien,
Orgiaque et mélancolique.
Si tu n’as fait ta rhétorique
Chez Satan, le rusé doyen,
Jette ! tu n’y comprendrais rien ;
Ou tu me croirais hystérique.
Mais si, sans se laisser charmer,
Ton oeil sait plonger dans les gouffres,
Lis-moi, pour apprendre à m’aimer ;
Ame curieuse qui souffres
Et vas cherchant ton paradis,
Plains-moi !... sinon, je te maudis !

Préludes autobiographiques de Laforgue (extrait)

Ah ! Dérisoire créature !
Fleuve à reflets, où les deuils d’Unique ne durent
Pas plus que d’autres ! L’ai-je rêvé, ce Noël
Où je brûlais de pleurs noirs un mouchoir réel,
Parce que, débordant des chagrins de la Terre
Et des frères Soleils, et ne pouvant me faire
Aux monstruosités sans but et sans témoin
Du cher Tout, et bien las de me meurtrir les poings
Aux steppes du cobalt sourd, ivre-mort de doute,
Je vivotais, altéré de Nihil de toutes
Les citernes de mon Amour ?