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A propos de l'auteur

  • Valérie PEREZ

    Fondatrice de ce site et auteur de la majorité des articles mis en ligne.
    Professeur agrégée et docteur en philosophie.

L’œuvre d’un humaniste

Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous : aussi peut-on qualifier de non humaine l’expérience de qui a vécu des jours où l’homme a été un objet aux yeux de l’homme. » (p. 185)

Si c’est un homme n’est pas seulement un livre dans lequel un homme tente de se libérer intérieurement par l’écriture. C’est aussi, lit-on dans la préface, une « étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine. » Le titre renvoie à un thème humaniste et il est poétisé dans le texte placé après la préface.
Le reste de l’œuvre est le développement du titre et de ce texte liminaire. En effet, Primo Levi analyse tout ce qui, au Lager, prive l’homme de son humanité. Il examine aussi comment l’âme humaine réagit face au pire, face à l’indicible, face à l’incompréhension et à la mort. Il rend compte également « de ce que l’homme, à Auschwitz, a pu faire d’un autre homme. » (p.59)

  • Confronté au pire, l’âme humaine atteint des degrés de lucidité proche du divin : « En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. » (p.26). C’est, dès le début, la prise de conscience du tragique de la situation, du tragique de cette condition inhumaine. Tantôt le narrateur est le seul à prendre conscience de l’horreur de la situation, tantôt la prise de conscience est collective.
    Dans le chapitre 4 consacré au K.B., l’auteur nous enseigne ce qu’il appelle la fragilité de la personnalité : « nous avons appris combien notre personnalité est fragile, combien, beaucoup plus que notre vie, elle est menacée ; combien au lieu de dire : « Rappelle-toi que tu dois mourir », les sages de l’Antiquité auraient mieux fait de nous mettre en garde contre cet autre danger autrement redoutable. S’il est un message que le Lager eût pu transmettre aux hommes libres c’est bien celui-ci : Faites en sorte de ne pas subir dans vos maisons ce qui nous est infligé ici. » L’on voit ici ce que le témoignage de Primo Levi peut apporter sur ce point. Il fait œuvre de philosophe autant que d’historien. Il invite les hommes à tirer une leçon de l’Histoire. Ce n’est pas le récit d’un seul homme que fait Primo Levi, c’est celui de toutes les victimes du Lager. Le texte, comme les Essais de Montaigne, a cette double portée : particulière et universelle. Il dépasse le discours individuel pour devenir discours philosophique.

    Au Lager, la nature humaine est sans cesse détournée de ce qui la constitue. L’auteur l’observe à plusieurs reprises. Ainsi, le chapitre 7 s’ouvre sur des considérations proprement humanistes : « La conviction que la vie a un but est profondément ancrée dans chaque fibre de l’homme, elle tient à la nature humaine. Les hommes libres donnent à ce but bien des noms différents, et s’interrogent inlassablement sur sa définition : mais pour nous la question est plus simple. Ici et maintenant, notre but, c’est d’arriver au printemps. » (p. 76) Ce qui domine dans l’œuvre, c’est bien cette tentative pour répondre à cette question : qu’est-ce qu’un homme au Lager ?

  • A plusieurs reprises, l’auteur rappelle que l’homme est un être de besoins et que ceux-ci sont fondamentaux. Trouver le sommeil, lutter contre la maladie, le froid et la faim : tels sont les combats que doivent mener les prisonniers du Lager. Et Levi de constater que l’homme est privé de son humanité en étant privé de la satisfaction de ses besoins. L’occasion, rarissime, de se nourrir se fait même dans l’humiliation, dans la comparaison entre l’homme et l’animal : « notre façon de manger, debout, goulûment, en nous brûlant la bouche et la gorge, sans prendre le temps de respirer, c’est bien celle des animaux ». (p.81). Mais une fois rassasié, et c’est sur cela que se conclut le chapitre 8, l’homme peut retrouver ses facultés de penser, et donc son humanité : « nous sommes alors capables de penser à nos mères et à nos femmes, ce qui d’ordinaire ne nous arrive jamais. Pendant quelques heures, nous pouvons être malheureux à la manière des hommes libres. » (p. 82)
    Les conséquences de cet anéantissement des besoins humains sont analysées à plusieurs reprises dans l’œuvre. Au chapitre 9, Primo Levi affirme ainsi que « sous la pression harcelante des besoins et des souffrances physiques, bien des habitudes et bien des instincts sociaux disparaissent. » (p. 94) Cette idée revient souvent. L’auteur voulant ainsi montrer l’ampleur de la destruction du genre humain, destruction entreprise et exécutée au Lager.
  • L’homme privé des êtres qui lui sont chers, de tout ce qu’il possédait, n’est plus que néant : un homme privé « littéralement de tout ce qu’il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin : car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même. » Qu’est-ce qu’un homme ? Plus précisément, qu’est-ce qu’un homme dans le Lager ? Il n’y a plus d’Homme dans le Lager, il n’y a que des numéros, des êtres sans nom : « C’est Null Achtzehn. On ne lui connaît pas d’autre nom. Zéro dix-huit, les trois derniers chiffres de son matricule : comme si chacun s’était rendu compte que seul un homme est digne de porter un nom, et que Null Achtzehn n’est plus un homme. Je crois bien que lui-même a oublié son nom, tout dans son comportement le porterait à le croire. » (p.44)
    Primo Levi réécrit l’épisode des tatouages dans Les naufragés et les rescapés (aux éditions Gallimard, collection Arcades, p.117). Il en fait un « commentaire différent » en commençant par l’historique de cette lugubre pratique, « invention autochtone d’Auschwitz ». Les tatouages de matricule, écrit-il, correspondent « au talent typique des Allemands pour les classifications (…) : les hommes devaient être tatoués sur la face externe du bras et les femmes, à l’intérieur ; le numéro des gitans devait être précédé d’un Z, celui des juifs, à partir de mai 1944 (c’est à dire de l’arrivée massive des juifs hongrois), d’un A, qui fut peu après remplacé par un B. Jusqu’en septembre 1944 il n’y avait pas de jeunes enfants à Auschwitz : ils étaient tous tués par le gaz à leur arrivée. Après cette date, des familles entières de Polonais, arrêtés au hasard pendant l’insurrection de Varsovie, commencèrent à arriver : ils furent tous tatoués, y compris les nouveau-nés. » (p. 117-118)
    Primo Levi explique ensuite, toujours dans les Naufragés, la signification de cette pratique : « sa signification symbolique était évidente pour tous : c’est un signe indélébile, vous ne sortirez plus d’ici ; c’est la marque qu’on imprime sur les esclaves et les bestiaux destinés à l’abattoir, et c’est ce que vous êtes devenus. Vous n’avez plus de nom, ceci est votre nouveau nom. La violence du tatouage était gratuite, une fin en soi, une pure offense ».
  • L’homme enfermé au Lager est aussi privé de vie intérieure : « Malheur à celui qui rêve : le réveil est la pire des souffrances. Mais cela ne nous arrive guère, et nos rêves ne sont pas longs : nous ne sommes que des bêtes fourbues. » (p.46) Bien plus, il se coupe du monde extérieur en s’enfermant sur lui-même. Primo Levi observe, après l’avoir vécu, « la faculté qu’à l’homme de se creuser un trou, de sécréter une coquille, de dresser autour de soi une fragile barrière de défense, même dans des circonstances apparemment désespérées, est un phénomène stupéfiant qui mériterait d’être étudié de près. » (p.60) Le Lager est donc un isolement à tous les niveaux. Il prive l’homme de son milieu de vie habituel, de ses proches, il l’enlève à lui-même. Il n’y eut aucune issue possible, pas même intérieure. Et la communication avec ceux qui subissent les mêmes tortures est réduite à néant. En effet, le système anéantit toute possibilité d’établir des relations humaines. Seule domine la relation bourreaux-victimes : « Il est dans l’ordre des choses que les privilégiés oppriment les non-privilégiés puisque c’est sur cette loi humaine que repose la structure sociale du camp. »
    Cette idée se retrouve dans toute l’œuvre. Les bourreaux ont fait de leurs victimes des pantins sans âmes : « ils ne pensent pas, ils ne veulent pas, ils marchent. » (p.54)
  • Le chapitre 9 s’ouvre sur une réflexion sur le sens à donner à cette vie au Lager. Primo Levi interrompt le récit, dans une intervention qui cherche à donner du sens non seulement aux moments vécus mais aussi au texte-témoignage. Cette coupure prend place au centre de l’œuvre : « Ainsi s’écoule la vie ambiguë du Lager, telle que j’ai eu et aurai l’occasion de l’évoquer. C’est dans ces dures conditions, face contre terre, que bien des hommes de notre temps ont vécu, mais chacun d’une vie relativement courte ; aussi pourra-t-on se demander si l’on doit prendre en considération un épisode aussi exceptionnel de la condition humaine, et s’il est bon d’en conserver souvenir. » C’est bien une étude de l’âme humaine que fait Primo Levi, quand il constate que tous ces hommes enfermés au Lager, tous ces hommes issus de milieux et de pays différents permettent de « déterminer ce qu’il y a d’inné et ce qu’il y a d’acquis dans le comportement de l’homme confronté à la lutte pour la vie. » (p. 93) C’est dans ce même chapitre que la vocation humaniste de l’œuvre est la plus explicite. Il s’agit en effet pour l’auteur d’analyser le genre humain à partir d’expériences vécues et d’observations. _ Il peut alors distinguer ainsi deux catégories d’être humains : « les élus et les damnés ». Les damnés sont « ceux qui n’ont pas d’histoire » (p. 97) . Il part du principe que l’homme, en société, a toujours la possibilité de faire face aux catastrophes, de ne pas sombrer totalement. La situation au Lager est bien différente : l’homme y est dans une solitude absolue. L’oppression, qui est commune à toutes les victimes, ne les réunit pas contre l’oppresseur : elle entraîne la haine, l’isolement, la mort. Les plus faibles n’y ont jamais la moindre chance de survie.
    Examinant encore si c’est être homme que d’être au Lager, Primo Levi rend hommage aux victimes, à « la masse anonyme, continuellement renouvelée et toujours identique, des non-hommes en qui l’étincelle divine s’est éteinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vides déjà pour souffrir vraiment. On hésite à les appeler mort une mort qu’ils ne craignent pas parce qu’ils sont trop épuisés pour la comprendre. » (p. 96)
    Cette œuvre trouve encore accents humanistes lorsque Primo Levi évoque tous les moyens pour parvenir à survivre dans l’enfer des camps de concentration : « Les moyens que nous avons su imaginer et mettre en œuvre pour survivre sont aussi nombreux qu’il y a de caractères humains. » (p. 99) Il cite l’exemple de quatre déportés, faisant d’eux des portraits magnifiques d’analyse du genre humain. Et ce qu’il a vu chez ces hommes lui permet d’affirmer « combien est vain le mythe selon lequel les hommes sont tous égaux à l’origine. » (p.100)

    La fin de si c’est un homme signale l’humanité retrouvée pour les quelques survivants : un geste de générosité fut « le premier geste humain » (…) et c’est avec ce geste, me semble-t-il, que naquit en nous le lent processus par lequel, nous qui n’étions pas morts, nous avons cessé d’être des Haftlings pour apprendre à redevenir des hommes. » (p. 172) Ce dernier chapitre est l’œuvre achevée d’un humaniste. Le titre y trouve toute sa signification : « Celui qui tue est un homme, celui qui commet ou subit une injustice est un homme. Mais celui qui se laisse aller au point de partager son lit avec un cadavre, celui-là n’est pas un homme. Celui qui a attendu que son voisin finisse de mourir pour lui prendre un quart de pain, est, même s’il n’est pas fautif, plus éloigné du modèle de l’homme pensant que le plus fruste des Pygmées et le plus abominable des sadiques. » (p.185)