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A propos de l'auteur

  • Valérie PEREZ

    Fondatrice de ce site et auteur de la majorité des articles mis en ligne.
    Professeur agrégée et docteur en philosophie.

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La Princesse de Clèves, quatrième partie, 1678 (extrait)

La prise en compte de l’allocutaire dans un texte littéraire à visée argumentative

Après la mort de son mari, la Princesse de Clèves est libre d’épouser le Duc de Nemours. Elle s’y refuse cependant, prétextant que l’homme ne peut aimer avec passion dans le mariage. Elle s’adresse à lui dans un discours fortement marqué par la relation qui unit les deux personnages.

1) La représentation de l’interlocuteur

Dans cet extrait, le duc de Nemours n’intervient qu’une seule fois, la Princesse de Clèves souhaitant s’exprimer sans être interrompue. Son discours n’en possède pas moins une dimension dialogique caractéristique du texte argumentatif. C’est cette dimension qui lui donne toute sa dynamique. En effet, l’héroïne anticipe les réactions du duc, elle devine ou suppose les arguments qu’il pourrait lui opposer et y répond. L’argument le plus fort est celui de leur liberté, c’est par celui-ci qu’elle commence :

« Je sais que vous êtes libre, que je le suis, et que les choses sont d’une sorte que le public n’aurait peut-être pas sujet de vous blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions ensemble pour jamais. »

Le connecteur adversatif « Mais » introduit aussitôt l’idée qu’elle veut défendre dans une interrogation rhétorique :

« Mais les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements éternels ? »

Son discours se présente ainsi comme un échange de points de vue sur leur passion, puis sur la passion en général, mais c’est un échange à une voix : la Princesse de Clèves s’approprie ce long moment de parole afin d’empêcher le duc de soulever la moindre objection.

Dans vos études de textes argumentatifs, vous devez toujours étudier la façon dont le locuteur prend en compte l’auditoire. Dans le texte que nous étudions, la Princesse de Clèves sait qu’elle s’adresse à un homme qui l’aime mais qui est aussi un séducteur aimé des femmes. Elle se sert de ce qu’elle sait de lui pour formuler des arguments irréfutables, puisqu’elle ne peut plus alléguer la présence d’un mari pour se donner à lui. Mais si les hommes ne peuvent conserver de la passion dans le mariage, qu’en fut-il de son mari ? A cette éventuelle objection du duc, la Princesse répond que

« Monsieur de Clèves était peut-être l’unique homme du monde capable de conserver de l’amour dans le mariage (…) ; peut-être aussi que sa passion n’avait subsisté que parce qu’il n’en aurait pas trouvé en moi. »

Cette citation joue le rôle d’une concession (Certes Monsieur de Clèves etc.) qui lui permet de mettre en valeur l’exemple de « l’unique homme du monde capable de conserver de l’amour dans le mariage ».

C’est la présence de Monsieur de Nemours et l’image qu’elle a de lui qui lui dictent ses arguments. Elle prend en compte sa doxa, s’adapte au personnage qui lui fait face, et l’enferme dans un rôle de séducteur que peut-être il ne veut plus tenir. Elle fait appel à des valeurs qu’elle lui suppose- celles de la galanterie. D’où l’évocation du passé amoureux de Nemours :

« Vous avez déjà eu plusieurs passions ; vous en auriez encore ; je ne ferais plus votre bonheur ; je vous verrais pour une autre comme vous auriez été pour moi. »

2) Les marques de l’interlocuteur dans le discours

La Princesse de Clèves n’interpelle pas le duc de Nemours par son nom. Elle n’emploie que le pronom de deuxième personne du pluriel, mais enrichi, si l’on peut dire, de descriptions de l’allocutaire :

« vous êtes né avec toutes les dispositions pour la galanterie »

« Vous avez déjà eu plusieurs passions ; »

Ce genre de phrases renvoie clairement à un trait de la personnalité du duc que nous avons déjà évoqué plus haut. Par ailleurs, employant le « je » pour exprimer son point de vue, et le « vous » pour désigner Monsieur de Nemours, Madame de Clèves instaure deux camps adverses. Le « je » représente la femme qui n’ose risquer une passion malheureuse, le « vous » désigne l’homme qui ne peut éprouver une même passion toute sa vie. Les deux pronoms fonctionnent donc sur le mode de l’opposition.

La représentation que la Princesse de Clèves donne du Duc de Nemours fait partie de sa stratégie argumentative : il s’agit de le convaincre de renoncer à l’épouser. Elle donne de l’amour dans le mariage une vision négative, pessimiste. Une passion durable dans les « engagements éternels » est, dans son discours, quelque chose de totalement inaccessible pour les deux héros du roman de Madame de Lafayette. Enfin, cette représentaion de l’interlocuteur lui permet aussi de donner une certaine image d’elle-même : celle d’une femme ne se laissant pas aveugler par la passion.