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A propos de l'auteur

  • Valérie PEREZ

    Fondatrice de ce site et auteur de la majorité des articles mis en ligne.
    Professeur agrégée et docteur en philosophie.

Toutes les citations sont extraites de l’édition GF-Flammarion, édition établie par Jacques Roger, 1965.

L’incipit : p. 35 à 38

Exposé de grammaire : la proposition subordonnée.

Comme dans une pièce de théâtre, L’entretien entre D’Alembert et Diderot s’ouvre in medias res. Le dialogue entre les deux personnages a déjà commencé : D’Alembert renchérit sur l’idée de Diderot selon laquelle la négation de l’existence de Dieu est remplacée par la sensibilité « qualité générale et essentielle de la matière ». D’Alembert se montre sceptique, comme tout au long du dialogue, et son ami philosophe tente d’infléchir ses réticences. Par ce procédé, Diderot met en scène, met en voix, sa pensée et ses idées matérialistes.

La réflexion sur la sensibilité de la matière sert de point de départ. En effet, « si Dieu n’existe pas, ou si l’action d’un agent non matériel est inintelligible, comment rendre sensée l’idée que la sensibilité est propriété générale de la matière ? »1 La discussion a déjà commencé avant les premières lignes de L’Entretien. Elle fait écho à « la divergence de Diderot et de D’Alembert sur la manière de concevoir la matière »2. Cette divergence est « révélatrice de la différence voire de l’opposition de leurs perspectives épistémologiques, qui s’accuse de plus en plus en plus après la parution du premier volume de l’ Encyclopédie. Rappelons que D’Alembert considère caractérise la matière comme impénétrable. » 1

Le mouvement de cet incipit s’articule en deux temps. Du début jusqu’à « je ne vous entends pas » p. 36, les deux personnages posent le principe de la sensibilité de la matière. Ensuite, à partir de « Je m’explique » (p.36) et jusqu’à la fin de la p.38, ils établissent un rapport d’analogie entre le mouvement et la sensibilité, ou plus précisément entre la « sensibilité active » et la « force vive » et entre la « sensibilité inerte » et la « force morte ».
Les idées matérialistes de Diderot n’ont jamais pris la forme d’un traité dogmatique. Le choix d’une forme dialoguée jouant sur l’illusion référentielle (les noms des personnages, l’interrogation sur des questions contemporaines), est pour le philosophe le moyen privilégié d’exprimer ses idées, de mettre en voix (au sens théâtral) sa philosophie.

Problématique : Dans quelle mesure le dialogue permet-il d’énoncer une pensée , en l’occurrence ici une pensée matérialiste, et de la mettre en forme ?

La philosophie matérialiste de Diderot prend appui sur les méthodes scientifiques de son temps. Il ne s’agit donc pas de spéculer sur des phénomènes abstraits, mais de faire l’expérience de la réalité sensible. En cela, le médecin Bordeu du Rêve de D’Alembert est bien le porte-parole de Diderot, puisqu’il fonde son savoir sur l’expérience et la pratique. Mais nous n’en sommes pas encore là même si, dans une certaine mesure, L’Entretien annonce le rêve qui le suit.

Le texte s’ouvre sur le problème de l’existence de Dieu, mais sans qu’Il soit nommé : « J’avoue qu’un être qui existe quelque part et qui ne correspond à aucun point de l’espace ; un être qui est inétendu et qui occupe de l’étendue ; qui est tout entier sous chaque partie de cette étendue ; » etc. Le fait que le nom de Dieu ne soit pas prononcé crée un effet d’attente, même s’il est aisément reconnaissable derrière cette cascade de périphrases. En effet, la protase se gonfle dans une série de 11 relatives caractérisant « un être » , et dans lesquelles on trouve deux mots clefs qui seront explicités dans la suite du dialogue : la matière et le mouvement. Quant à l’apodose, elle se présente comme un énoncé de type axiologique : « un être d’une nature aussi contradictoire est difficile à admettre. » La modalité assertive de cette longue phrase va dans le sens de la spéculation, du raisonnement, et ce raisonnement est annoncé par la conjonction adversative « mais » qui va servir à substituer, de manière inattendue, un être à une qualité (la sensibilité).

Cette longue première tirade de D’Alembert s’achève ainsi sur un énoncé sentencieux et provocant, créant un effet de chute au sens dramatique : « il faut que la pierre sente ». A ces considérations de D’Alembert, Diderot répond un simple « Pourquoi non ? » qui donne de la spontanéité au dialogue, tout en piquant la curiosité de son interlocuteur, puisqu’il admet naturellement l’idée que la pierre sente. Commence alors un système de questions-réponses, le « pourquoi non » de Diderot étant une question orientée, qui sous-entend qu’il n’y a pas d’obstacle à ce que la pierre sente. La démonstration n’a plus qu’à se développer.

Par association métonymique, les personnages passent de la pierre au marbre, du marbre à la statue. Deux étapes sont distinguées : celle du travail de la matière-marbre : « Oui, pour celui qui la coupe, la taille la broie et qui ne l’entend pas crier » , puis celle du résultat . Diderot viendra plus loin à la pulvérisation de la statue. La progression s’inscrit donc dans un cadre logique : une matière à laquelle un mouvement, une force, donnent une forme, et qu’une autre force pulvérisera.
Revenons à la cohésion du dialogue. Un personnage en questionne un autre, les enchaînements des répliques, nous l’avons déjà dit, obéissent à des techniques dramatiques. Observons les particularités de ces reprises. On en distinguera deux :

· les reprises thématiques : elles sont assurées par des anaphoriques comme le démonstratif « cela » qui synthétise ce qui vient d’être dit : p. 35 « Cela est dur à croire. » Dans le même ordre d’idée, on peut ajouter la réplique de D’Alembert au bas de la p.36 : « Cette façon de voir est nouvelle », et celle de Diderot p. 37 : « vous l’avez dit ».

· On peut aussi observer un autre type de reprise : la reprise sur le mot. Elle est très fréquente dans cette œuvre. On signalera par exemple p. 38 : Diderot « C’est que vous ne voulez pas le voir. C’est un phénomène aussi commun. » D’Alembert « Et ce phénomène aussi commun, quel est-il, s’il vous plaît ? » Par ce type de reprise, l’accent est mis sur la situation d’énonciation : Diderot se plaît à exprimer ses idées philosophiques dans le cadre de dialogues, à mi-chemin entre le théâtre, le conte et le roman (nous pensons en particulier au Neveu de Rameau et à Jacques le Fataliste.) Chaque réplique tient compte de la présence de l’allocutaire, à la manière d’une conversation spontanée. D’où les nombreuses formes verbales de 1ère pers. du sing. et de 2ème du pluriel : « Je voudrais bien que vous me disiez… », « Je ne vous entends pas », « vous l’avez dit… », etc. Ces pronoms sont des adresses directes à un destinataire au sein d’un discours essentiellement axiologique, tendant à l’universalité.

En effet, nous l’avons dit, le dialogue fictif entre Diderot et D’Alembert sert de cadre à un discours philosophique. L’expérience individuelle du statuaire, tout comme celle de l’homme qui digère, s’étend à des données universelles. D’où l’absence, grammaticalement, de repères personnels et temporels précis dans les longues répliques explicatives : « Ainsi la statue n’a qu’une sensibilité inerte ; et l’homme, l’animal, la plante même peut-être, sont doués d’une sensibilité active. » p. 37.

Pour une explication du matérialisme de Diderot dans cet extrait, vous vous reporterez au livre de Jean-Claude Bourdin, Diderot Le matérialisme, édition Puf, collection Philosophies, p. 81-84.

Notes pour la question de grammaire : La proposition subordonnée.

N.B. : Je dois beaucoup, pour ces explications grammaticales, à M. Gérard Berthomieu, Maître de conférence à la Sorbonne (Paris IV), dont je suivais passionnément les cours lorsque j’étais étudiante.

La subordination peut se définir comme un rapport de dépendance unilatérale entre deux unités propositionnelles. Parmi les nombreuses classifications possibles des subordonnées, nous en retiendrons une d’ordre morpho-syntaxique dont le plan sera le suivant :

I/ Subordonnées sans mot subordonnant

A) Proposition dont le noyau est à un mode non personnel du verbe.

1) proposition infinitive

2) proposition participiale

B) Dépendance de type paratactique

II/ Subordonnées pour lesquelles le mot introducteur est une marque non suffisante de subordination (les interrogatives indirectes partielles)

III/Subordonnées pour lesquelles le mot subordonnant est une marque nécessaire et suffisante de subordination

1) Le subordonnant n’a pas d’autre fonction que de marquer la subordination : les conjonctives introduites par « que » ;

2) Le subordonnant exerce par ailleurs un second rôle :

-  fonction gram. dans les relatives ;

-  rôle sémantique : signifier l’interrogation (« si » : interrogative indirecte totale) ; subordonnées conjonctives relationnelles (que + locutions composées avec ou sans « que ».

Par ailleurs, une étude des propositions subordonnées doit obligatoirement comporter :

-  un relevé exhaustif précisant les limites de la proposition ;

-  la nature et éventuellement la fonction du mot subordonnant ;

-  la nature et la fonction de la proposition subordonnée ;

-  l’analyse du noyau verbal, la relation de dépendance étant marquée par la concordance des temps, l’emploi des modes (on analysera en particulier les emplois du subjonctif).

Application, Diderot, p. 35-38.

n.b. :cette étude n’est pas exhaustive. Nous ne passons en revue que quelques exemples.

I/ Propositions dont le noyau verbal est à un mode non personnel

Prop. Infinitive : « qui ne l’entend pas crier » : de construction directe, l’infinitive est toujours complément d’objet d’un verbe de perception.

II/ Subordonnées pour lesquelles le mot introducteur est une marque non suffisante de subordination.

Il s’agit des interrogatives indirectes partielles (complétives non conjonctives). Elles ne sont jamais introduites par une conjonction mais par :

-  un adj. interrogatif (quel, parfois attribut) ;
- 
-  un adv. interrogatif : où, quand, pourquoi, combien, comment ;
- 
-  un pronom interrogatif.

et sont toujours cod du verbe recteur.

Ces mots ne sont pas une marque suffisante de subordination dans la mesure où nous les retrouvons dans la formulation directe.

Exemple pris dans Le Rêve de D’Alembert p.66 : « je ne sais où il avait passé la soirée, mais il est revenu soucieux. »

III/ Subordonnées pour lesquelles le mot subordonnant est une marque nécessaire et suffisante de subordination.

1) Les complétives conjonctives.

P. 35 : « Il faut que la pierre sente. » : la prop. a la fonction de terme complétif d’un tour unipersonnel.

P. 36 : « Je voudrais bien que vous me disiez… » : cod

2) Les relatives.

On distinguera les relatives adjectives (avec antécédent) des relatives substantives (sans antécédent).

a) relatives adjectives.

Elle sont très nombreuses dans le texte de Diderot. Nous ne donnons que quelques exemples. P. 35 : « un être qui existe quelque part » (…) « cette sensibilité que vous lui substituez ». Ces relatives sont, comme souvent dans ce cas, épithètes de l’antécédent. Elles sont aussi non déterminatives puisque l’antécédent est défini par référence au contexte, à la situation. La relative non déterminative (ou explicative) apporte une une information en surnombre : elle constitue un fait d’énonciation distinct du reste de l’énoncé, et peut être de ce fait, être effacée sans porter atteinte à la complétude de la phrase. Elle peut être mise entre parenthèses

b) Emploi du mode subjonctif en proposition relative déterminative

-  Si le déterminant de l’antécédent est un indéfini, ou si l’antécédent lui-même est un pronom indéfini : ex. je cherche une maison qui ait un grand jardin.

- Après exception : c’est le seul qui fasse …

c) L’antécédent du relatif est un pronom démonstratif

2 interprétations possibles :

-  la relative est épithète déterminative du pronom démonstratif « ce » ;

-  « ce » compose avec le pronom relatif une locution pronominale insécable = relative sustantivée

d) Relatives sans antécédent

Elles peuvent occuper toutes les fonctions du substantif.