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A propos de l'auteur

  • Valérie PEREZ

    Fondatrice de ce site et auteur de la majorité des articles mis en ligne.
    Professeur agrégée et docteur en philosophie.

Accueil || Actualités du livre || Domaine anglophone || Littérature irlandaise || La théâtralité dans Ivy Day (nouvelle) de James Joyce

Ivy Day in the Committee Room , avec A Mother et Grace, fait partie de ces nouvelles de Dubliners qui se rapportent à la vie public de Dublin au début du XXème siècle. Le recueil de James Joyce montre comment les rituels de la vie quotidienne s’inscrivent dans la ville de Dublin. A cet égard, l’importance accordée aux lieux, aux dates, aux événements mentionnés crée un effet de réel et ancre les personnages dans un univers reconnaissable. La nouvelle Ivy Day a pour point de départ une date commémorative et un lieu représentatif des actions politiques. « Ivy Day » est le jour anniversaire de la mort de Parnell.
Charles Stewart Parnell était le leader des nationalistes irlandais à l’époque de Joyce. Son souvenir est d’ailleurs très présent dans A Portrait of the Artist as a Young Man. Mais Parnell perdit toute crédibilité pour une affaire d’adultère. L’Eglise le condamna, ce qui lui fit perdre le soutien de nombreux catholiques irlandais. Après cette affaire, Parnell tenta de continuer à œuvrer pour sa cause mais il mourut l’année suivante, le 6 octobre 1891, devenant ainsi un martyre de la luttle indépendantiste.
Dans Ivy Day in the Committee Room, la ferveur politique se consume comme le feu que « Old Jack » tente d’entretenir dans la cheminée. Les leaders politiques ne sont plus capables de susciter l’enthousiasme, comme ils le faisaient du temps de Parnell. Car c’est bien l’opposition entre ces temps révolus de ferveur politique et un présent morose que James Joyce met en scène dans cette nouvelle. Les personnages sont représentatifs de la désillusion générale qui a suivi la mort de Parnell. Pourtant, dans la nouvelle, le temps est à la propagande électorale, qui est sans doute le moment où l’action politique et idéologique est la plus forte. Rien de tel dans Ivy Day in the Committee Room : les cartes de propagande servent à allumer une cigarette, et la salle des commissions abritent les militants du froid, dans une ambiance conviviale : « The old man distributed the three bottles which he had opened and the men drank from them simultaneously ».
Ce climat politique apathique prend forme dans une oeuvre qui mêle des éléments dramatiques au déroulement narratif. En effet, la scène se déroule dans un lieu unique qui voit entrer et sortir des personnages.

Dès le début de la nouvelle, le lecteur est frappé par les jeux d’ombre et de lumière qui mettent en valeur les visages et les postures des personnages. C’est ainsi que la lumière du feu masque puis dévoile le visage de Old Jack : « his face slowly reemerged into light ». L’adverbe « slowly » jouant ici le rôle d’une indication scénique. Le narrateur rapporte ensuite ce que verraient les spectateurs de la scène : « It was an old man’s face, very bony and hairy. The moist blue eyes blinked at the fire and the moist mouth fell open at times, munching once or twice mechanically when it closed ». L’accent est mis sur une silhouette grandissant sur le mur, et sur un visage décrit dans ses traits distinctifs. D’autres personnages sont affectés de tics dans Dubliners, ce qui leur confère une expression incongrue et permet de mettre l’accent sur le corps des personnages. Ainsi, dans The Sister Joyce écrit : « When he smiled he used to uncover his big discoloured teeth and let his tongue lie upon his lower lip- a habit which had made me feel uneasy in the beginning of our acquaintance before I knew him well. ».
L’auteur procède de même pour chaque personnage de la nouvelle : ils agissent comme des pantins, leurs gestes sont mécaniques, traduisant un désoeuvrement symbolique. Ainsi, Mr. O’ Connor « had just brought the tobacco for a cigarette into a shapely cylinder but when spoken to he undid his handiwork meditatively. Then he began to roll the tobacco again meditatively and after a moment’s thought decided to lick the paper ». C’est avec une carte de propagande électorale qui allumera sa cigarette, geste symbolisant peut-être moins un caractère déloyal, qu’un mépris et une négligence pour le politique.
Les personnages se définissent dans des gestes mécaniques et familiers. O’Connor est un fantoche comme le montre la répétition de « Mr. O’Connor shook his head ».
Cet aspect mécanique du comportement des personnages se retrouve tout au long de Dubliners. Mr. Alleyne, dans Counterparts en est l’illustration la plus explicite : « Mr. Alleyne flushed to the hue of a wild rose and his mouth twitched with a dwarf’s passion. He shook his fist in the man’s face till it seemed to vibrate like the knob of some electric machine ». Cela tient d’abord au genre, à la forme brève qui privilégie l’esquisse au portrait détaillé. C’est aussi une façon de montrer des figures, des types de personnages, tel que nous pouvons les voir sur une scène de théâtre. Ces personnages aux comportements mécaniques reflètent ainsi une idéologie affaiblie. Comme le feraient des didascalies, le texte indique les gestes et les déplacements des personnages dans l’espace restreint de la salle : « Mr. Hynes leaned against the mantelpiece and asked » ; « The old man returned to his seat by the fire, saying ». Chaque déplacement correspond à une prise de parole. Le personnage se définit par rapport à cet espace.
La salle des commissions évoque un lieu scénique. Tout d’abord, elle représente l’espace d’accueil, l’entrée en scène des personnages, le point de transition entre l’extérieur et l’intérieur. Le récit est rythmé par ces entrées et sorties qui sont autant de scènes différentes. La cheminée est l’élément principal de ce décor, ce qui peut étonner dans un lieu politique. Rien n’indique que nous nous trouvons dans une salle des commissions ; seuls les dialogues entre les différents personnages pourra nous le faire comprendre. Bien plus, la salle ne s’offre pas immédiatement au regard. Il a fallu que Jack allume des bougeoirs pour que soit révélée l’absence de tout élément distinctif : « A denuded room came into view and the fire lost all its cheerful colour. The walls of the room were bare except for a copy of an election address. In the middle of the room was a small table on which papers were heaped ». L’indication fait office de didascalie présentant une scène réduite au minimum. La salle des commissions est dénuée de tout symbole politique, rappelant ainsi le peu de cas que Mr. O’Connor faisait des cartes de propagandes : tout symbole politique est réduit au néant et part en fumée.
_ Le foyer de la cheminée est un lieu de rassemblement, quand les idéologies ne rassemblent plus. Elle symbolise une ferveur politique amoindrie qui ne pourrait être ranimée que par les actions des hommes. Mais cela n’arrivera pas. Le poème récité à la fin de la nouvelle donne une vision passéiste de l’engagement politique.
La cheminée marque aussi une convivialité dans une œuvre où le climat glacial joue un rôle dans la destruction de l’enthousiasme politique : « Mr. O’Connor had been engaged by Tierney’s agent to canvass one part of the ward but, as the weather was inclement and his boots let in the wet, he spent a great part of the day sitting by the fire in the Committee Room ». Les motivations des partisans tiennent à peu de choses, leurs engagements sont frappés de contingence.
Le dévoilement, symbolisé par la thématique de l’ombre et de la lumière, est bien un des sujets de la nouvelle : il faut que la vérité se dise sur les convictions de chacun, que sortent de l’ombre les partisans politiques. Mais Dublin est une ville paralysée. Le dialogue de la vie quotidienne remplace l’action militante. La salle des commissions symbolise cette paralysie dont l’autre forme est peut-être la décadence décrite par les personnages. Les valeurs familiales deviennent obsolètes, les personnages sont frappés d’impuissance. Le premier long dialogue tourne effectivement sur ce sujet : « Ah, yes, he said, continuing, it’s hard to know what way to bring up children. Now who’d think he’d turn out like that ! I sent him to the Christian Brothers and I done what I could him, and there he goes boosing about. I tried to make him someway decent ».
Ce thème de la décadence est développé sur d’autres sujets, sans qu’une explication en soit donnée. Ivy Day in the Committee Room est une scène de vie, et il appartient au lecteur de tirer ses propres conclusions. Ainsi, aucune indication sur l’existence sociale des personnages n’est fournie par le récit. Seuls les comportements et les paroles prononcées par les personnages nous renseignent sur ce qu’ils sont. Les niveaux de langue et le contenu des propos font de ces personnages des types littéraires et sociaux. Ainsi, Father Keon apparaît comme un être déloyal et mystérieux. C’est un personnage fuyant qui ne fait que passer sur la scène de la « committee room ».
C’est également à travers les dialogues que vivent d’autres personnages absents de la scène : sur vingt-neuf personnages mentionnés, seulement huit sont effectivement présents. Joyce nous donne ainsi une autre image de l’Irlande et de la politique : c’est celle des ragots et des bruits qui courent. Tierney est chargé de suspicion pour ce qui concerne le paiement de ses militants. Et de même, Henchy soupçonne Hynes d’être un espion de Colgan. Seul O’Connors le défend, à l’encontre de Henchy et Jack. C’est à ce moment que la scène devient plus animée, que les opinions se manifestent à travers des accusations de trahison politique. C’est aussi un moment important de la nouvelle, chacune des nouvelles de Dubliners reflète une journée, même dans son quotidien le plus banal. : « I have tried to present it [Dublin] to the indifferent public under four of its aspects : childhood, adolescence, maturity and public life. The stories are arrange in this order » .

La théâtralité traduit le manque d’enthousiasme politique des personnages. A cette tiédeur de l’engagement répond un lieu qui a perdu toute signification symbolique. La « committee room » est peut-être le véritable sujet de cette nouvelle, plus que les personnages eux-mêmes, et plus que l’anniversaire de la disparition de Parnell. C’est un lieu de discussions politiques, mais sur le mode de l’échec et de la médisance. C’est aussi un refuge pour des partisans désabusés par un nationalisme affaibli.