
Parcours : mensonge et comédie
Le misanthrope - Molière (1666), Acte I, scène 1
Présentation de cette œuvre à consulter sur le site internet de la Comédie française :
Alceste aime Célimène, une jeune femme éprise de liberté, conduite, à la suite de son récent veuvage, à prendre les rênes de son salon. Hanté par un procès dont il redoute l’issue, Alceste se rend chez elle, accompagné de son ami Philinte auquel il reproche ses complaisances vis-à-vis de la société.
Il souhaite que sa maîtresse se déclare publiquement en sa faveur. Mais c’est sans compter l’arrivée impromptue d’un gentilhomme poète faiseur de vers de mirliton, de deux marquis intronisés à la Cour, d’Éliante, la cousine de Célimène, qui a emménagé au-dessus de chez elle, et d’Arsinoé qui vient la mettre en garde contre des rumeurs circulant à son propos.
Le Misanthrope donne à voir une société libérée de l’emprise parentale et religieuse, dont le vernis social s’écaille lorsque surgit le désir. Poussés à bout par la radicalité d’Alceste, prêt à s’extraire de toute forme de mondanité, les personnages dévoilent, le temps d’une journée, les contradictions du genre humain soumis à un cœur que la raison ne connaît point.
Molière (1622-1673), l’auteur Le Misanthrope est une œuvre en cinq actes longuement mûrie. Commencée en 1664 pendant l’affaire Tartuffe, elle est présentée en 1666 sur la scène du Palais-Royal avec Molière dans le rôle de « l’homme aux rubans verts ». La pièce déconcerte un temps le parterre rompu à la farce française et à la commedia dell’arte. Mais la comédie en vers est aussitôt portée aux nues par la critique qui y voit « un chef-d’œuvre inimitable », selon Subligny, faisant « continuellement rire dans l’âme », d’après Donneau de Visé. Si Le Misanthrope reste une comédie singulière dans l’œuvre de Molière, c’est qu’elle allie le naturel à la vérité pour dresser le portrait d’un salon tiraillé entre une société de ville et une société de cour soumise au pouvoir monarchique.
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ACTE I, SCÈNE PREMIÈRE.
Philinte, Alceste.
PHILINTE.
1 Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ?
ALCESTE.
Laissez-moi, je vous prie.
PHILINTE.
Mais, encor, dites-moi, quelle bizarrerie...
ALCESTE.
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.
PHILINTE.
Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher.
ALCESTE.
5 Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.
PHILINTE.
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre,
Et quoique amis enfin, je suis tout des premiers...
ALCESTE.
Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.
J’ai fait jusques ici, profession de l’être ;
10 Mais après ce qu’en vous, je viens de voir paraître,
Je vous déclare net, que je ne le suis plus,
Et ne veux nulle place en des coeurs corrompus.
PHILINTE.
Je suis, donc, bien coupable, Alceste, à votre compte ?
ALCESTE.
Allez, vous devriez mourir de pure honte,
15 Une telle action ne saurait s’excuser,
Et tout homme d’honneur s’en doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner, pour lui, les dernières tendresses ;
De protestations, d’offres, et de serments,
20 Vous chargez la fureur de vos embrassements ;
Et quand je vous demande après, quel est cet homme,
À peine pouvez-vous dire comme il se nomme,
Votre chaleur, pour lui, tombe, en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi d’indifférent.
25 Morbleu c’est une chose indigne, lâche, infâme, [ 1 ]
De s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme :
Et si, par un malheur, j’en avais fait autant,
Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant.
PHILINTE.
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable,
30 Et je vous supplierai d’avoir pour agréable,
Que je me fasse un peu, grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas pour cela, s’il vous plaît.
ALCESTE.
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !
PHILINTE.
Mais, sérieusement, que voulez-vous qu’on fasse ?
ALCESTE.
35 Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur,
On ne lâche aucun mot qui ne parte du coeur.
PHILINTE.
Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnaie,
Répondre, comme on peut, à ses empressements,
40 Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
ALCESTE.
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
45 Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
Introduction
Écrite en 1666, Le Misanthrope de Molière est une comédie de caractère qui interroge la place de la sincérité dans les relations sociales. Dès la première scène, le dramaturge met en présence Alceste et Philinte, deux personnages aux conceptions opposées du rapport à autrui. Cette scène joue pleinement son rôle de scène d’exposition : elle présente les caractères, installe le conflit central et pose d’emblée la réflexion sur le mensonge social. À travers un dialogue vif, Molière transforme un débat moral en ressort comique, en faisant du refus du mensonge un excès aussi problématique que l’hypocrisie qu’il dénonce.
Le Misanthrope s’inscrit pleinement dans l’esthétique classique du XVIIᵉ siècle, qui repose sur quelques principes fondamentaux : clarté, vraisemblance, ordre, mesure et fonction morale du théâtre.
Sur le plan dramaturgique, la comédie classique ne cherche pas à multiplier les péripéties spectaculaires, mais à mettre en scène des caractères et des conflits moraux durables. Molière ne construit pas une intrigue complexe : il confronte deux visions du monde, incarnées par Alceste et Philinte. Cette opposition claire répond à l’idéal classique de lisibilité : chaque personnage représente une position morale identifiable.
Par ailleurs, l’esthétique classique repose sur le principe du plaire et instruire. Le comique du Misanthrope n’est donc pas seulement divertissant : il invite le spectateur à réfléchir sur les excès de la sincérité absolue et sur la nécessité sociale de certaines formes de mensonge. Le théâtre devient ainsi un espace de réflexion éthique que l’on pourra rapprocher de la catharsis.
Enfin, l’écriture en alexandrins réguliers, la symétrie des répliques, les antithèses et les raisonnements structurés témoignent d’un goût classique pour la forme maîtrisée. Même la colère d’Alceste est canalisée par une langue rigoureuse, ce qui produit un comique de contraste entre la violence du propos et la perfection formelle du vers.
J’ajoute que c’est mon livre préféré ! C’est une œuvre magnifique que je vous invite à lire in extenso.
Problématique :
Dans quelle mesure cette scène d’exposition fait-elle du conflit entre vérité et mensonge un moteur comique et dramaturgique ?
Mouvement du texte :
I. Une entrée in medias res : une tension immédiate et théâtrale
II. Le rejet du mensonge social : Alceste, figure de l’excès de sincérité
III. Le mensonge social dénoncé par une rhétorique de l’excès
Analyse linéaire
Une entrée in medias res : une tension immédiate et théâtrale
« In medias res » est une expression latine qui signifie au sens littéral « au milieu des choses ».
La première scène du Misanthrope remplit de manière exemplaire les fonctions traditionnelles de la scène d’exposition.
Idée : La scène s’ouvre sur un déséquilibre immédiat, caractéristique d’une exposition dynamique :
Citation :
PHILINTE.
1 Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ?ALCESTE.
Laissez-moi, je vous prie.PHILINTE.
Mais, encor, dites-moi, quelle bizarrerie...ALCESTE.
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.PHILINTE.
Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher.
Interprétation : L’interrogation directe place d’emblée le spectateur face à un conflit déjà engagé. L’entrée in medias res évite toute présentation explicative et crée une tension dramatique immédiate, conforme aux règles de la comédie classique.
[Présenter les personnages et leurs caractères ] Dès les premières répliques, le spectateur comprend que Philinte est un homme mesuré, sociable, adepte des conventions, tandis qu’Alceste est un personnage excessif, intransigeant, hostile aux usages mondains. Il n’y a pas de description explicite : les caractères se révèlent par la parole et le comportement, conformément aux principes de la dramaturgie classique.
[Installer le conflit central] La scène pose immédiatement le conflit fondamental de la pièce : la sincérité absolue contre la civilité sociale, autrement dit la vérité contre ce qu’Alceste appelle le mensonge. Cette opposition structurera toute la comédie et justifie le titre même de la pièce.
La pièce ne commence ni par une situation stable ni par une présentation calme des personnages. Dès la première réplique — « Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ? » — le spectateur est plongé dans un échange déjà conflictuel. Cette entrée abrupte crée immédiatement de la tension dramatique et capte l’attention. C’est exactement la fonction que remplit une scène d’exposition « in medias res ».
L’entrée in medias res renforce en effet la vraisemblance, concept phare de l’esthétique classique. La scène donne l’impression que le spectateur surprend une conversation déjà entamée, comme s’il assistait à un moment de vie réelle.
Ce procédé permet de caractériser Alceste sans discours explicatif. Son refus du dialogue, sa colère immédiate, son agressivité verbale suffisent à révéler son tempérament. L’entrée in medias res est donc un outil de peinture de caractère, au cœur de la comédie moliéresque.
[Un comique fondé sur l’excès] Le spectateur, encore ignorant des causes précises de la colère d’Alceste, perçoit immédiatement la disproportion entre la violence de sa réaction et l’ignorance de Philinte. Ce décalage crée un comique d’excès : Alceste apparaît déjà comme un personnage outrancier, avant même que le débat moral ne soit explicitement formulé.
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Le rejet du mensonge social : Alceste, figure de l’excès de sincérité
Idée : Alceste revendique le droit à la colère et au refus de la parole convenue. La rupture amicale devient une condamnation morale.
Citation :
ALCESTE.
Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.
J’ai fait jusques ici, profession de l’être ;
10 Mais après ce qu’en vous, je viens de voir paraître,
Je vous déclare net, que je ne le suis plus,
Et ne veux nulle place en des coeurs corrompus.
Interprétation : La question rhétorique et la métaphore administrative (« papiers ») transforment l’amitié en contrat rompu. Le comique naît de cette dramatisation excessive d’un lien social.
Le comique de cette réplique repose d’abord sur un comique de caractère : Alceste réagit avec une violence verbale disproportionnée à une situation banale. La question rhétorique (« Moi, votre ami ? ») exprime une indignation théâtralisée, qui transforme un simple désaccord en rupture radicale. Le spectateur perçoit immédiatement l’excès de cette réaction, ce qui suscite le rire.
La métaphore administrative (« Rayez cela de vos papiers ») introduit un changement de registre inattendu. L’amitié, valeur affective et personnelle, est traitée comme une mention bureaucratique que l’on pourrait supprimer d’un document officiel. Ce déplacement du langage affectif vers le langage administratif crée ce que l’on pourrait qualifier de comique de décalage : le sérieux froid de l’administration est appliqué à un lien intime, ce qui en souligne l’absurdité.
Ce comique est renforcé par la brièveté impérative de la formule. Alceste ne discute pas, il ordonne, ce qui accentue son intransigeance et son ridicule (grand concept des études moliéresques. Cf. Le livre de Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule). Le public rit ou sourit moins de la situation que du personnage lui-même : Alceste, en voulant refuser toute forme de mensonge ou de civilité, tombe dans une rigidité excessive qui le rend comique.
Sur le plan dramaturgique, cette réplique participe à la mise à distance comique du discours moral d’Alceste. Bien qu’il prétende défendre la vérité et la sincérité, la forme outrancière de son propos empêche le spectateur d’adhérer pleinement à sa position. Le comique sert ainsi une fonction critique : il empêche la transformation d’Alceste en porte-parole sérieux d’une morale absolue, et maintient l’équilibre comique de la scène.
Le mensonge social dénoncé par une rhétorique de l’excès
Idée : Alceste accuse Philinte d’hypocrisie sociale.
Citation :
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner, pour lui, les dernières tendresses ;
De protestations, d’offres, et de serments,
20 Vous chargez la fureur de vos embrassements ;
Et quand je vous demande après, quel est cet homme,
À peine pouvez-vous dire comme il se nomme,
Votre chaleur, pour lui, tombe, en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi d’indifférent.
Interprétation : Cet extrait joue un rôle essentiel dans la scène d’exposition du Misanthrope : il apporte au spectateur une information capitale, absente jusque-là, à savoir l’événement précis qui a déclenché la colère d’Alceste. La scène d’exposition ne se contente donc pas de présenter les caractères ; elle reconstitue une action antérieure, selon un procédé classique du théâtre.
Alceste rapporte ici une scène dont il a été le témoin direct. Le spectateur, qui n’a pas vu cette scène, la découvre par le récit. Ce procédé permet de respecter les règles classiques de l’unité d’action et de lieu : l’événement déclencheur a eu lieu hors scène, mais il est rendu présent par la parole.
Dans la plupart des textes que nous étudions, il est intéressant d’étudier l’énonciation : qui parle à qui ? Dans quel contexte, + les valeurs des temps, etc. (En fait c’est un sujet très riche ! Voir réf. bibliographique : L’énonciation de Catherine Kerbrat-Orecchioni.)
L’énonciation repose ici sur une adresse directe à Philinte, soulignée par la répétition insistante du pronom personnel « vous » :
– « Je vous vois »
– « Vous chargez »
– « quand je vous demande »
– « vous me le traitez »
Ce « vous » martelé transforme le discours en réquisitoire. Alceste ne raconte pas calmement : il accuse. L’énonciation est donc profondément subjective, marquée par la colère et l’indignation. Le verbe de perception « je vous vois » affirme d’emblée la légitimité du regard d’Alceste : il se pose en témoin moral.
Le spectateur comprend ainsi que la scène rapportée n’est pas neutre : elle est filtrée par le regard excessif d’Alceste, ce qui prépare le comique de caractère.
Les verbes sont majoritairement au présent de l’indicatif :
– « je vous vois »
– « vous chargez »
– « vous me le traitez »
Ce présent a une valeur de présent de narration : il rend la scène passée presque visible sur scène. Le spectateur a l’impression d’assister en direct à la scène évoquée. Ce procédé renforce l’efficacité de la scène d’exposition, car il dramatise l’information.
Mais ce présent a aussi une valeur de vérité générale : Alceste ne décrit pas un fait isolé, il dénonce une habitude sociale. Ce double usage du présent permet à Molière de transformer un incident précis en critique morale universelle.
L’extrait repose sur une opposition structurante entre deux moments :
– l’excès de démonstration affective
– la chute brutale que constitue cette scène
Cette opposition est construite syntaxiquement et sémantiquement. D’un côté, une accumulation expressive :
« caresses », « tendresses », « protestations », « offres », « serments », « embrassements »
Cette énumération crée un effet de saturation, presque grotesque. L’expression « la fureur de vos embrassements » constitue une hyperbole : la violence du terme « fureur » appliquée à un geste affectif accentue l’artificialité de ces marques d’amitié. L’énumération souligne en outre l’excès des marques de civilité. La répétition crée un effet de saturation comique et révèle le caractère mécanique de ces gestes sociaux.
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Idée : Le refus du mensonge devient un idéal absolu.
Citation :
« Morbleu c’est une chose indigne, lâche, infâme,
De s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme :
Et si, par un malheur, j’en avais fait autant,
Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant.PHILINTE.
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable,
Et je vous supplierai d’avoir pour agréable,
Que je me fasse un peu, grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas pour cela, s’il vous plaît.ALCESTE.
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce ! »
Interprétation :
Une condamnation radicale du mensonge comme trahison morale
Alceste se livre ici à une condamnation violente du mensonge social, assimilé à une faute morale majeure.
« Morbleu c’est une chose indigne, lâche, infâme,
De s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme »
L’interjection « Morbleu » marque une explosion de colère et inscrit la réplique dans un registre passionnel.
Remarque lexicale : Le suffixe -bleu est souvent utilisé dans les jurons à la place de « Dieu » afin de ne pas blasphémer. Morbleu signifie « par la mort de Dieu ». On trouve ainsi des jurons tels que palsambleu (= par le sang de Dieu), ou encore « vertubleu » (=par la vertu de Dieu). Vous pouvez les utiliser au lieu du traditionnel et inélégant put*%& !!!
L’accumulation d’adjectifs dépréciatifs (« indigne », « lâche », « infâme ») constitue une gradation qui intensifie le jugement moral. Le mensonge n’est pas présenté comme une simple erreur sociale, mais comme une déchéance éthique.
La métaphore « trahir son âme » donne au mensonge une portée intérieure et spirituelle : mentir, ce n’est pas seulement tromper autrui, c’est se renier soi-même. Alceste associe ainsi vérité et intégrité morale, mensonge et corruption intérieure.
L’hyperbole tragique : la vérité poussée jusqu’à l’excès
Alceste poursuit par une déclaration extrême :
« Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant. »
Cette affirmation relève d’une hyperbole qui constitue un propos totalement disproportionné par rapport à la faute évoquée. Elle révèle l’absolutisme moral d’Alceste. La vérité est ici conçue comme une exigence si radicale qu’elle ne tolère aucune faiblesse humaine.
Sur le plan dramaturgique, cette outrance produit un effet comique de contraste : un débat sur les usages mondains bascule dans un imaginaire tragique. Le spectateur perçoit le décalage entre la gravité des mots et la banalité de la situation, ce qui nourrit le rire.
Face au comportement intransigeant d’Alceste, la réplique de Philinte constitue une relativisation comique du mensonge
En effet, Philinte répond immédiatement en désamorçant la violence du propos par l’ironie :
« Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable »
L’adjectif « pendable », repris du vocabulaire d’Alceste, est utilisé ici avec une distance ironique. Philinte reprend les mots de son interlocuteur pour en montrer l’excès. Il refuse l’assimilation du mensonge à un crime capital !!
La construction modérée (« pour moi », « je ne vois pas ») contraste avec la certitude absolue d’Alceste. Philinte incarne une vérité pragmatique, fondée sur la mesure et l’adaptation sociale, opposée à la vérité idéale et intransigeante d’Alceste.
Philinte conclut l’extrait par une question ouverte :
« Mais, sérieusement, que voulez-vous qu’on fasse ? »
Cette question pragmatique ramène le débat du plan moral absolu au plan concret de l’action. Philinte ne nie pas la valeur de la vérité, mais il interroge sa possibilité réelle dans la vie sociale. Le dialogue oppose ainsi deux conceptions irréconciliables :
• une vérité idéale, absolue, incarnée par Alceste ;
• une vérité sociale, relative et accommodante, défendue par Philinte.
Idée : Philinte justifie le mensonge par la vie en société.
Citation :
ALCESTE.
Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur,
On ne lâche aucun mot qui ne parte du coeur.PHILINTE.
Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnaie,
Répondre, comme on peut, à ses empressements,
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
Interprétation : Dans ces répliques, Molière confronte deux conceptions opposées de la parole : celle d’Alceste, fondée sur la vérité absolue, et celle de Philinte, fondée sur le mensonge socialement accepté. Cette opposition renvoie directement à la société des salons du XVIIᵉ siècle, où l’art de la conversation repose sur la politesse, la mesure et l’adaptation à l’autre.
Alceste affirme un idéal moral rigoureux :
Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur,
On ne lâche aucun mot qui ne parte du coeur.
Le vocabulaire est marqué par l’absolu : « je veux », « aucun mot », « cœur ». La sincérité est conçue comme une exigence totale, presque héroïque. Alceste assimile la parole à un engagement moral profond : parler, c’est révéler son intériorité. Dans le contexte mondain de l’époque, cette position est radicale, car elle nie la fonction sociale du langage. Molière exploite ici un comique de caractère : Alceste n’est pas ridicule parce qu’il a tort, mais parce qu’il pousse la vérité à un point où elle devient socialement impraticable.
À l’inverse, Philinte défend une parole codifiée, fondée sur l’échange et la réciprocité :
« Il faut bien le payer de la même monnaie,
Répondre, comme on peut, à ses empressements »
La métaphore économique (« payer », « monnaie ») traduit une vision pragmatique de la conversation : parler, c’est répondre selon des règles tacites. Le mensonge n’est pas ici une tromperie morale, mais une forme de civilité, indispensable à la coexistence sociale.
À l’époque de Molière, les salons parisiens valorisent une conversation brillante, élégante et harmonieuse. La parole doit éviter les conflits, ménager les susceptibilités et maintenir une forme de paix sociale. Philinte incarne parfaitement cet idéal : il ne nie pas la vérité, mais il estime qu’elle doit être modulée.
L’expression : « rendre offre pour offre, et serments pour serments » repose sur un parallélisme syntaxique qui suggère l’équilibre et la symétrie. La conversation est conçue comme un jeu réglé, presque chorégraphié. Les serments échangés ne sont pas nécessairement sincères, mais ils sont nécessaires au bon fonctionnement du monde social.
À travers Philinte, Molière montre que le mensonge est un lubrifiant social : il évite les heurts et permet aux individus de coexister malgré leurs différences.
Le dialogue entre Alceste et Philinte reproduit la dynamique même des salons : échange rapide, répliques équilibrées, opposition sans rupture violente. Le théâtre devient un miroir de la société mondaine.
Grâce à la double énonciation, le public du XVIIᵉ siècle — souvent familier de ces salons — reconnaît ses propres pratiques. Le rire naît d’une forme de reconnaissance : chacun sait que la sincérité absolue est impossible, mais que le mensonge constant est tout aussi critiquable.
Conclusion
Par son esthétique rigoureuse, sa scène d’exposition efficace et son entrée in medias res, Le Misanthrope illustre parfaitement les principes du théâtre classique. Molière parvient en effet à conjuguer clarté et dynamisme, réflexion morale et plaisir comique.
L’entrée in medias res qui caractérise cette scène d’exposition n’est pas un simple procédé technique : elle engage immédiatement le spectateur dans le conflit central et révèle que, dans cette comédie, le véritable enjeu ne sera pas l’action spectaculaire, mais le combat contre le mensonge, un combat au cœur des paroles, des valeurs et des excès humains. Cette scène d’exposition du Misanthrope installe avec efficacité le conflit central entre vérité et mensonge social. Le mensonge, loin d’être seulement condamné, apparaît comme une nécessité sociale face à l’intransigeance d’Alceste. La comédie naît précisément de cette tension : entre sincérité absolue et compromis mondain, aucun des deux pôles n’échappe au ridicule. La colère d’Alceste devient ainsi à la fois moteur de l’intrigue et source du comique, en révélant les contradictions entre idéal de sincérité et réalité sociale.
En lien avec la thématique du parcours, on peut dire encore que dans cet extrait, Molière montre que le mensonge, loin d’être seulement une faute morale, est une nécessité sociale dans le monde des salons et de la conversation mondaine. Par le dialogue théâtral, les figures de style et l’opposition de caractères, il transforme un débat moral en comédie. Le spectateur est invité à rire non pour condamner l’un ou l’autre personnage, mais pour réfléchir à l’équilibre fragile entre vérité et mensonge qui fonde toute vie en société.