Étudiante en Licence de Lettres modernes à l’université de La Rochelle.
Le 2012 par Charlotte Huguet
Pour Tocqueville, le chapitre XIV du tome II de la Démocratie en Amérique est l’occasion de se positionner en tant qu’observateur de la société et du modèle américain. Il nous fait ainsi part de ses observations tout en orientant son discours sur les problèmes et les menaces propres à la Démocratie. Il pose ici la question du rôle des « jouissances matérielles » dans la société. Il développe et analyse le modèle américain qui est parvenu à faire la synthèse, sinon l’union de la liberté et de ce que l’auteur nomme « jouissances matérielles ». Quelles sont les menaces qui planent au dessus de la Démocratie ? Que sont les « jouissances matérielles » ? L’homme est-il capable de neutralité ? Qu’en est-il de l’industrialisation ?
Tocqueville attire tout d’abord notre attention sur un modèle autre que la Démocratie, la Monarchie absolue. Celle-ci s’intéresse davantage aux « affaires privées » et donc à l’individu. Par conséquent il n’est pas rare de constater « une grande prospérité matérielle » étant donné que l’individu se fonde sur ses propres besoins. Cependant, comme le souligne l’auteur, on observe également l’effet inverse, c’est-à-dire, le ralentissement et l’arrêt de la production. Cela peut s’expliquer par les différences sociales existant entre les individus. En effet, à cette époque tous les hommes ne sont pas libres. Une question se pose alors : la liberté jouerait-elle un rôle dans l’industrialisation ? C’est selon l’auteur une évidence. Tocqueville insiste donc ici sur l’importance de la liberté. L’Etat monarchique privant l’individu de ses libertés, celui-ci ne peut s’épanouir et concrétiser sa soif de besoins, d’objets d’ordre matériel. Comment en effet, réaliser ses projets dans un système politique qui empêche l’individu de s’épanouir sur le plan personnel ? Comment prospérer matériellement parlant si on est prisonnier de notre condition ? L’auteur développe et met en exergue cette idée de liberté en citant des grands peuples « manufacturiers et commerçants » tels que les « Tyriens » et les « Florentins ». Il en tire par là même la conclusion suivante : « Il y a donc un lien étroit et un rapport nécessaire entre ces deux choses : liberté et industrie ». La liberté serait la condition sine qua non de l’industrialisation. Cela prévaut essentiellement, selon lui, pour les nations démocratiques car elles sont les seules garantes des libertés.
Les hommes ont besoin de liberté pour pouvoir s’épanouir au sein de la société. Ils peuvent ainsi créer et s’associer en vue d’ « obtenir les biens qu’ils convoitent ». Après avoir décrit la liberté comme étant utile si ce n’est vitale aux hommes, l’auteur renforce ses dires en avançant une idée et en développant son contraire. Il fait donc intervenir ici la notion de « despotisme » qui se définit comme étant une forme de tyrannie. Selon lui, « le despotisme est particulièrement ennemi ». Les notions de liberté et de despotisme sont ici confrontées. L’auteur a recourt à l’exemplification pour approfondir et illustrer son propos. Ces exemples visent à alerter le lecteur des dangers d’un Etat qui serait fondé sur « un pouvoir absolu ». En effet, en se tournant vers une forme de despotisme, on s’opposerait directement « au génie du commerce et aux instincts de l’industrie ». Comment développer l’industrie dans un Etat où les libertés seraient restreintes voire totalement prohibées ? La Monarchie est par conséquent contraire aux intérêts propres de l’homme puisqu’elle l’empêche de se réaliser sur le plan personnel mais également sur le plan collectif. Seulement l’homme est-il capable de penser sur un mode collectif ? Peut-il mettre de côtés ses intérêts personnels ?
Tocqueville insiste également sur une idée parallèle au despotisme. Il met en exergue le fait que le désir commun qu’il qualifie de « goût excessif » pour un même objet mène un peuple à sa propre perte puisque celui-ci se verra contraint — s’il veut satisfaire son désir— de choisir un homme, un chef qui le représentera plus ou moins justement, équitablement. Voulant obtenir, de manière individuelle, ce qu’ils convoitent les hommes se désolidarisent et font preuve d’égoïsme en ne pensant qu’à leur bien propre. Ils perdent ainsi une part de leurs libertés en supprimant, en annihilant celles des autres. Tocqueville souligne ici le manque de discernement des hommes ainsi que leur égoïsme qui les poussent à se confondre en activités disparates et inutiles au lieu de se pencher sur des choses importantes telles que la politique. Celle-ci peut paraître rébarbative aux hommes voire même ennuyeuses alors pourquoi y prêter attention ? Pour l’auteur « la place du gouvernement est comme vide » étant donné que plus personne ne s’y intéresse. Tocqueville démontre alors combien il est aisé pour un individu, ce qu’il nomme « un ambitieux habile », de s’emparer du pouvoir alors qu’en temps normal cela lui aurait été impossible. On peut se demande si l’auteur ne fait pas ici un parallèle avec les événements historiques qui ont pu avoir lieu en Europe à la même époque. Par ailleurs, il montre que l’anarchie n’est pas non plus une solution pour répondre au goût pour les choses matérielles des individus. Il ne faut pas tomber dans l’excès inverse mais plutôt trouver un juste milieu, un équilibre qui permettrait à l’homme de s’épanouir dans la société aussi bien sur un plan personnel que collectif. Selon l’auteur, le système démocratique serait le plus à même de rassembler et concilier ces deux points.
Mais pourquoi les hommes sont-ils individualistes ? L’homme aime penser qu’il est utile. Il s’intéresse donc davantage à la sphère personnelle qu’à la sphère démocratique. La société rend l’homme moins important sur le plan individuel alors qu’au sein de sa famille c’est lui le chef, le référent. Il occupe une place centrale alors qu’il se perd et se confond dans la société. Il adopte alors un mode de pensée personnel plutôt que collectif en mettant l’accent sur ses intérêts privés. C’est pourquoi il peut paraître égoïste aux yeux de la société. Seulement si chacun agit de la même manière comment parler de Démocratie ? Comment ne pas tomber dans la Monarchie qui, comme nous l’avons vu, condamne l’homme et ses aspirations personnelles ? Seule l’idée d’association semble pouvoir pallier à ce problème. La Démocratie met, en effet, en avant cette idée d’association d’individus libres et égaux. Cela permet la réalisation de nombreux projets dans lesquels l’homme peut se réaliser. Il est ainsi appelé à prendre part à un tout, à la Démocratie mais aussi à la vie politique. Loin d’être happé par la masse, l’individu se voit offrir la possibilité de se faire entendre, de prendre part à quelque chose qui lui semblait peut-être trop abstrait ou trop grand. Il devient acteur de la vie politique, de la vie démocratique de son pays. Il est libre de montrer ou non son approbation ne serait-ce que par le droit de vote qui lui permet d’élire son représentant, de choisir son modèle politique. Selon Tocqueville l’individu ne doit pas minimiser son rôle au sein de la société tout comme il ne doit pas l’oublier en ne pensant qu’à son bien être. Il doit concilier liberté individuelle et liberté collective, aspirations personnelles et aspirations collectives. C’est en cela que réside tout le problème.
Tocqueville appelle l’homme à faire des concessions pour ne pas tomber dans l’excès inverse. Certes les biens matériels permettent à l’homme de satisfaire ses désirs mais en leur accordant trop de prix il coure le risque de condamner sa liberté. L’Amérique apparaît ici comme un modèle puisqu’elle a réussi à concilier liberté et « jouissances matérielles ». Sans liberté pas de biens matériels. C’est la conclusion qu’ont pu tirer les Américains. Seulement, pour protéger cette liberté, les hommes doivent davantage s’impliquer dans la vie politique et les affaires d’ordre public pour éviter d’être dominé par un seul homme et de devoir subir un régime qui se voudrait tyrannique. Il n’y a pas de solutions ni de gouvernement miracles. Tout dépend de l’investissement de chacun dans la vie politique.