Fondatrice de ce site et auteur de la majorité des articles mis en ligne.
Professeur agrégée et docteur en philosophie.
Le 23 février 2003 par Valérie PEREZ
Introduction
Louise Henriette Volland, dite Sophie, amie et maîtresse du philosophe fut la correspondante privilégiée de Diderot de 1755 à 1769. Les sujets semblent inépuisables sous la plume des deux épistoliers, à en croire les différentes lettres laissées par Diderot - nous n’avons aucune lettre de sa correspondante. Dans cet extrait, la philosophie côtoie l’amour autour d’une réflexion sur la matière et sur la vie et la mort. La lettre que nous étudions obéit à un plan rigoureux, sans être pour autant dénuée de la spontanéité qui caractérise l’échange épistolaire :
Problématiques d’étude :
L’utilisation du genre épistolaire fait ici l’objet d’un traitement particulier : il s’agit bien d’une correspondance privée, mais l’épistolier s’en sert aussi pour élaborer un discours philosophique. Quelle est alors la fonction de la lettre et de son destinataire ? Cette correspondance relève-t-elle de la Littérature ou n’est-elle qu’un échange privé entre deux amants ? Nous étudierons la fonction particulière du genre épistolaire dans ce texte, en montrant que Diderot en fait un genre original.
I/ De la lettre au discours philosophique
La lettre relève d’abord d’un genre personnel. Elle est un document autobiographique et authentique. Elle a pour vocation de transmettre des informations à un correspond éloigné. Mais pour Diderot, ce type de texte est un prétexte supplémentaire pour parler philosophie. Si la lettre est bien un échange, c’est ici un échange de point de vue sur des questions abordés par les philosophes de la « coterie holbachique » , notamment la question de savoir si « ce qui vit a toujours vécu et vivra sans fin ». C’est un sujet que Diderot a déjà abordé dans certaines de ses œuvres, dont le Paradoxe sur le comédien - il y fait allusion dans cette lettre : « Le reste de la soirée s’est passée à me plaisanter sur mon Paradoxe. On m’offrait de belles poires qui vivaient, des raisins qui pensaient. » Il est intéressant de constater ici que la lettre permet une multiplication des registres : certaines phrases relevant du registre didactique, d’autres sont plutôt comiques. Ainsi, Diderot évoque, non sans humour, une soirée avec ses amis philosophes.
Revenons au premier paragraphe de la lettre. Diderot commence par poser un postulat : « Le sentiment et la vie sont éternels ». Il annonce, sous la forme d’une affirmative à valeur générale, le sujet de sa lettre. Cette idée est ensuite développée et examinée à l’attention d’un destinataire particulier. C’est un élément important dans notre analyse, car il oriente la façon dont Diderot abordera ce thème philosophique. La notion de « sentiment » sera à la fois l’objet d’une réflexion philosophique et l’occasion de redire ses sentiments amoureux à Mademoiselle Volland.
Le lecteur peut être d’abord surpris par le vocabulaire utilisé par un amant pour s’adresser à sa maîtresse : « à présent vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d’ici vous vivrez en détail. » En fait, Diderot s’amuse, il se livre au plaisir d’écrire : il aborde un sujet sérieux sur un mode plaisant. Si l’amour est une affaire de molécule, alors consolons-nous : nos molécules se mêleront après notre mort, notre union sera éternelle. Et l’auteur d’évoquer tour à tour sa chienne, puis Madame d’Aine, un rat et enfin un homme mort.
II/ La dimension dialogique : une autre caractéristique du genre épistolaire
Les questions sur la matière vivante figurent dans L’entretien entre d’Alembert et Diderot sous la forme d’un dialogue. La lettre permet, elle aussi, l’échange de point de vue ; le ton de la conversation est une des caractéristiques du genre épistolaire : la modalité exclamative des phrases le montre bien : « Dans vingt ans, c’est bien loin ! » ; « Quoi ! ». Même remarque pour la modalité interrogative qui est récurrente dans ce texte. Les silences de la conversation sont rendus par des points de suspension : « quelle diable de folie… Non, madame, (…) si vous me faites croire cela… Attendez. » Le discours philosophique s’adapte ainsi aux tonalités de la correspondance privée : il est ponctué d’anecdotes, d’allusions à un univers commun, et du point de vue formel, il n’a rien de rigide. Le ton est léger, les expressions familières ponctuent le discours : « … oui… » ; « pardi » ; « Quelle question, pardi non » .
Conclusion : La lettre, sous la plume de Diderot, ne peut-être réduite à ses caractéristiques habituelles. Certes, il s’agit là d’une correspondance privée, mais c’est celle d’un philosophe s’adressant à une femme cultivée. Son intérêt, pour le lecteur d’aujourd’hui, est double : elle a assurément une valeur littéraire, et elle est un document historique qui nous renseigne sur Diderot et son temps.