
L’œuvre d’un humaniste
Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous : aussi peut-on qualifier de non humaine l’expérience de qui a vécu des jours où l’homme a été un objet aux yeux de l’homme. » (p. 185)
Si c’est un homme n’est pas seulement un livre dans lequel un homme tente de se libérer intérieurement par l’écriture. C’est aussi, lit-on dans la préface, une « étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine. » Le titre renvoie à un thème humaniste et il est poétisé dans le texte placé après la préface.
Le reste de l’œuvre est le développement du titre et de ce texte liminaire. En effet, Primo Levi analyse tout ce qui, au Lager, prive l’homme de son humanité. Il examine aussi comment l’âme humaine réagit face au pire, face à l’indicible, face à l’incompréhension et à la mort. Il rend compte également « de ce que l’homme, à Auschwitz, a pu faire d’un autre homme. » (p.59)
Dans le chapitre 4 consacré au K.B., l’auteur nous enseigne ce qu’il appelle la fragilité de la personnalité : « nous avons appris combien notre personnalité est fragile, combien, beaucoup plus que notre vie, elle est menacée ; combien au lieu de dire : « Rappelle-toi que tu dois mourir », les sages de l’Antiquité auraient mieux fait de nous mettre en garde contre cet autre danger autrement redoutable. S’il est un message que le Lager eût pu transmettre aux hommes libres c’est bien celui-ci : Faites en sorte de ne pas subir dans vos maisons ce qui nous est infligé ici. » L’on voit ici ce que le témoignage de Primo Levi peut apporter sur ce point. Il fait œuvre de philosophe autant que d’historien. Il invite les hommes à tirer une leçon de l’Histoire. Ce n’est pas le récit d’un seul homme que fait Primo Levi, c’est celui de toutes les victimes du Lager. Le texte, comme les Essais de Montaigne, a cette double portée : particulière et universelle. Il dépasse le discours individuel pour devenir discours philosophique.
Au Lager, la nature humaine est sans cesse détournée de ce qui la constitue. L’auteur l’observe à plusieurs reprises. Ainsi, le chapitre 7 s’ouvre sur des considérations proprement humanistes : « La conviction que la vie a un but est profondément ancrée dans chaque fibre de l’homme, elle tient à la nature humaine. Les hommes libres donnent à ce but bien des noms différents, et s’interrogent inlassablement sur sa définition : mais pour nous la question est plus simple. Ici et maintenant, notre but, c’est d’arriver au printemps. » (p. 76) Ce qui domine dans l’œuvre, c’est bien cette tentative pour répondre à cette question : qu’est-ce qu’un homme au Lager ?
Les conséquences de cet anéantissement des besoins humains sont analysées à plusieurs reprises dans l’œuvre. Au chapitre 9, Primo Levi affirme ainsi que « sous la pression harcelante des besoins et des souffrances physiques, bien des habitudes et bien des instincts sociaux disparaissent. » (p. 94) Cette idée revient souvent. L’auteur voulant ainsi montrer l’ampleur de la destruction du genre humain, destruction entreprise et exécutée au Lager.
Primo Levi réécrit l’épisode des tatouages dans Les naufragés et les rescapés (aux éditions Gallimard, collection Arcades, p.117). Il en fait un « commentaire différent » en commençant par l’historique de cette lugubre pratique, « invention autochtone d’Auschwitz ». Les tatouages de matricule, écrit-il, correspondent « au talent typique des Allemands pour les classifications (…) : les hommes devaient être tatoués sur la face externe du bras et les femmes, à l’intérieur ; le numéro des gitans devait être précédé d’un Z, celui des juifs, à partir de mai 1944 (c’est à dire de l’arrivée massive des juifs hongrois), d’un A, qui fut peu après remplacé par un B. Jusqu’en septembre 1944 il n’y avait pas de jeunes enfants à Auschwitz : ils étaient tous tués par le gaz à leur arrivée. Après cette date, des familles entières de Polonais, arrêtés au hasard pendant l’insurrection de Varsovie, commencèrent à arriver : ils furent tous tatoués, y compris les nouveau-nés. » (p. 117-118)
Primo Levi explique ensuite, toujours dans les Naufragés, la signification de cette pratique : « sa signification symbolique était évidente pour tous : c’est un signe indélébile, vous ne sortirez plus d’ici ; c’est la marque qu’on imprime sur les esclaves et les bestiaux destinés à l’abattoir, et c’est ce que vous êtes devenus. Vous n’avez plus de nom, ceci est votre nouveau nom. La violence du tatouage était gratuite, une fin en soi, une pure offense ».
Cette idée se retrouve dans toute l’œuvre. Les bourreaux ont fait de leurs victimes des pantins sans âmes : « ils ne pensent pas, ils ne veulent pas, ils marchent. » (p.54)
Examinant encore si c’est être homme que d’être au Lager, Primo Levi rend hommage aux victimes, à « la masse anonyme, continuellement renouvelée et toujours identique, des non-hommes en qui l’étincelle divine s’est éteinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vides déjà pour souffrir vraiment. On hésite à les appeler mort une mort qu’ils ne craignent pas parce qu’ils sont trop épuisés pour la comprendre. » (p. 96)
Cette œuvre trouve encore accents humanistes lorsque Primo Levi évoque tous les moyens pour parvenir à survivre dans l’enfer des camps de concentration : « Les moyens que nous avons su imaginer et mettre en œuvre pour survivre sont aussi nombreux qu’il y a de caractères humains. » (p. 99) Il cite l’exemple de quatre déportés, faisant d’eux des portraits magnifiques d’analyse du genre humain. Et ce qu’il a vu chez ces hommes lui permet d’affirmer « combien est vain le mythe selon lequel les hommes sont tous égaux à l’origine. » (p.100)
La fin de si c’est un homme signale l’humanité retrouvée pour les quelques survivants : un geste de générosité fut « le premier geste humain » (…) et c’est avec ce geste, me semble-t-il, que naquit en nous le lent processus par lequel, nous qui n’étions pas morts, nous avons cessé d’être des Haftlings pour apprendre à redevenir des hommes. » (p. 172) Ce dernier chapitre est l’œuvre achevée d’un humaniste. Le titre y trouve toute sa signification : « Celui qui tue est un homme, celui qui commet ou subit une injustice est un homme. Mais celui qui se laisse aller au point de partager son lit avec un cadavre, celui-là n’est pas un homme. Celui qui a attendu que son voisin finisse de mourir pour lui prendre un quart de pain, est, même s’il n’est pas fautif, plus éloigné du modèle de l’homme pensant que le plus fruste des Pygmées et le plus abominable des sadiques. » (p.185)