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Michel Fardoulis-Lagrange, Les Caryatides et l’Albinos, éditions José Corti, novembre 2002.

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Le lecteur non averti, le lecteur qui aborde pour la première fois l’œuvre de Michel Fardoulis-Lagrange éprouve un désarroi singulier qui met quelque temps à se dissiper. La psychologie des sentiments nous a fait oublier que l’homme, dans ses rapports avec l’espace, ne cesse d’élaborer son corps. Ce qui nous est proposé ici, c’est un témoignage sur la naissance de la démarche physique, sur le poids de la présence humaine.
Les personnages de Michel Fardoulis-Lagrange sont, en quelque sorte, propulsés par une dialectique dimensionnelle de l’être qui rend compte des états de crise ou de repos en termes de combustion organique immédiate. Cela est bien moins arbitraire que les démonstrations conceptuelles et (…) cela rejoint l’imagerie rigoureuse du rêve où toute déformation recèle un sens et un avertissement précis. Même si toute l’intériorité de la vie n’est pas traduisible en mouvements, il importe que la signification de l’homme soit enfin ramenée à la forme de son corps, à son commerce avec l’espace. (…)
Peut-être Michel Fardoulis-Lagrange est-il moins un écrivain au sens conventionnel qu’un milieu conducteur, l’homme des débuts de l’homme, la mauvaise conscience d’une matière rebelle à tout éclairage. Chaque moment du monde est un microcosme de la Genèse, une reconduction dramatique du tumulte premier.
Georges Henein

Michel Fardoulis-Lagrange
Les Caryatides et l’Albinos
novembre 2002
96 pages
ISBN : 2-71430793-0

Extrait :

Il m’est arrivé un jour de douter du bien-fondé des choses en apprenant que le mot « caryatide » ne désignait pas toujours de gracieuses jeunes filles, mais tout support à corps humain sculpté d’un édifice. Cela s’est produit à Aix-en-Provence où, ayant lu dans un guide local qu’il existait un groupe de figures sur un immeuble du Cours Mirabeau, je le cherchai et me trouvai en présence de puissantes statues d’hommes.
Je fus alors peiné d’avoir à retirer au mot « caryatide » sa beauté intrinsèque ; je tentai néanmoins de m’approcher du fond général de la création, où rien n’est encore déterminé, avec l’espoir de garantir l’avenir de quelques images à naître et qui m’étaient chères, mais ces statues se mêlaient à une légende grossière du temps et heurtaient de front mes efforts pour dégager toute perspective.
Peut-être, si je prolongeais trop ma tentative, serais-je atteint d’une grande immobilité et me verrais-je doucement apparenté à ces figures intronisées et mâles ; il aurait fallu que je me ressaisisse violemment pour pouvoir enfin me séparer d’un état devenu léthargique et embrasser de nouveau le souvenir des filles élancées et nubiles servant de motif de décoration, comme le mot « caryatide » me les avait décrites. Cependant, éloigné désormais de la condition première de mon être, m’élevant au-dessus de lui et fixant le vide, je serais séduit par la suggestion d’un suicide prochain et vertigineux.
Par ailleurs je sentais ce jour-là un bien-être arriver d’un seul souffle et m’envelopper sous les immenses platanes de l’avenue ; mais la pression extérieure continuait à s’exercer sur moi, celle des statues primitives, et si je réussissais parfois à rompre mes liens ancestraux avec elles, à l’intérieur de ce bien-être s’ouvraient des zones nues et désespérées, mais combien lucides aussi, où la naissance éventuelle d’un style majeur était déjà consommée. Certes, les signes d’une profusion naturelle ne cessaient de se manifester, mais j’employais en proportion force et habileté pour les effacer au lieu de les reconnaître sans me laisser confondre par l’absolu.
Lequel des deux « caryatides » mâles était la réplique de l’autre ? La question m’intriguait et, tandis que j’espérais glisser sur les erreurs commises au cours de ma vie en m’inspirant de l’exemple de ces jumeaux dont la physionomie était conçue dans la réciprocité pure et évitait le trouble à chaque événement, j’étais gagné par l’angoisse. En effet, mon émotion, enserrée entre les deux figures, se trouvait petit à petit aux prises avec un paradoxe sans fondement. Une suspicion naissait à leur égard du fait qu’elles étaient un peu trop liées par leur apparence et leurs intentions, constamment retenues d’ailleurs par leurs traits dominants et uniques et ne pouvant d’aucune manière s’entrechoquer au passage du temps. Cela m’empêchait encore une fois d’adhérer sans réserve à la réalité ambiante parce que le demi-sommeil qui nimbait ces phénomènes, lorsqu’ébloui par l’abondance de lumière je fermais les yeux et accomplissais un périple intérieur, continuait à reproduire ces doubles exemplaires et à défier le sens de distinction à l’aide duquel s’édifiait mon intelligence du monde.
Désormais je ne saurais à quelle cause attribuer la consonance vierge du mot « caryatide » qui résonnait encore en moi comme une échappée. Partout en cette ville l’autorité de l’architecture prévalait. La plupart des maisons avaient des portes massives, des cours garnies de fontaines aux enfants de pierre enduits de mousse verte, dont le style était celui qui avait présidé aussi à l’exécution de supports mâles sur une façade du Cours Mirabeau. Il y avait ainsi, il faut croire, des groupes, des castes de figures gravées, et leur alliance formait une chaîne naturelle, immanente, de sauvegarde contre la décadence des sensations transparentes assimilées par le néant.
En visitant, de coutume, une ville, on respecte le protocole de ses monuments, la conformité de ses rues pour lesquelles on a abandonné l’ambition de les prolonger sans mesure, préférant obéir aux objectifs d’une époque. Mais, abusé par tant de réalisme dans la force, je deviens discrètement de plus en plus attentif à ces instants lointains qui perpétuent l’image que je me fais des femmes-vigies drapées et mises en colonnade entre la terre et le ciel. En ma qualité de visiteur timide, je dois cependant me plier tôt ou tard à un art qui plonge ses racines dans une pratique plus volontaire, plus innocente aussi. Ces monuments vigoureux et bornés sont dès leur plus tendre enfance destinés à être les arbitres des bouleversements, et on les voit toujours garder le même calme incompréhensible envers des circonstances hasardeuses rejetées hors d’un cercle d’habitudes séculaires. Que leurs traits soient rongés par les intempéries et le temps, il en reste néanmoins quelques échantillons qui témoignent de leur puissance non encore parvenue à échéance, tandis que, si j’évoque mes créatures préférées, touché par leur lente progression vers le monde actuel, elles s’inclinent et s’amenuisent devant leur sort.
Toute ville semble a priori colossale et écrasante. J’ai beau l’aborder de côtés différents pour donner une marge de liberté à mes intentions, je vois ma taille diminuer au fur et à mesure que j’avance dans son enceinte. Chacune possède son génie propre de combinaisons, ses détails qui me déroutent et me ruinent avant que je ne les accorde à mes goûts. En réalité, la ville est un lieu de perdition, ses places nombreuses forment une entreprise trop vaste pour moi. Je puis dire cependant que de longue date je me prépare à connaître de telles difficultés et à me laisser emporter par leur force dans l’avenir. Mais je n’arrive pas à m’expliquer dans quelles voies l’histoire d’une ville pourra s’engager pour m’atteindre et encourager mon éveil. Je sais plutôt que chaque tournant de rue découvre un labyrinthe où le pire se confond avec une apothéose, le reflet d’une inconscience totale. Quand je m’arrête dans un carrefour où prédomine l’égalité des routes qui en partent, ce divertissement a pour moi quelque chose de navrant ; je redoute de me retrouver face à face avec moi-même en me voyant multiplié sur toutes les routes et, après quelque temps de marche et d’endurance, de voir surgir une nouvelle sensation, celle de l’immobilité à l’horizon qui va dissoudre ma silhouette familière.
Que dire également d’une actualité dont je crains l’empire sur moi, sur mes réflexions, me propulsant dans toutes les directions et m’associant à l’éclatement des bruits profanes ? C’est alors que je lutte pour un silence intérieur, pour m’incarner, car ces statues qui couronnent la physionomie d’une ville ont les yeux creux et allèguent une perpétuelle absence. De la part des « caryatides » mâles, je ne puis imaginer qu’un langage adapté à la condition d’être la plus générale ; ils possèdent une forme de lucidité refoulant au second plan les accidents de la journée et leur permettant de se tenir toujours dans l’expectative. Et si je lève les yeux et les contemple à l’aide des perspectives dégagées que je leur prête comme fond pour les dégrossir, des étincelles aveuglantes jaillissent de cette manœuvre, mettant tout en fusion, et vont s’éteindre au contact d’un azur imperturbable. Je perds pied alors et nul n’est plus apte à me secourir que ces monuments lorsque l’instant d’enivrement est révolu et qu’intervient un indice ordinaire. Ainsi le bénéfique est dans le maléfique, et réciproquement. Cependant, jusqu’où peut aller l’idée d’autrui chez ces êtres qui ont gardé une intelligence infantile ? Une trahison éventuelle de ma part au milieu de leur assistance les contraindrait à réagir, à limiter leur champ d’expérience qui autrement risquerait de les enrôler sous le signe d’une destinée humaine. Ils sont protégés instinctivement par des millénaires de calme et d’uniformité.
Affalé sur un banc à Aix, face aux caryatides du Cours Mirabeau, je passe par des phases nues, puis déformantes pour obtenir l’équivalence avec les formes de ces statues et me mêler ensuite aux images du monde. Il me manque pourtant quelque chose pour réussir à tous les degrés et me plonger avec délice dans l’heure d’été ; des vagues me recouvrent et me charrient toujours, venant du choc que j’ai subi en trouvant à la place des caryatides-filles des personnages impératifs.