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A propos de l'auteur

  • Lony Fouet

    Étudiante en 2ème année de licence de Lettres modernes à l’université de La Rochelle.

Accueil || Licence de Lettres || Tocqueville || Pourquoi on trouve aux Etats-Unis tant d’ambitieux et si peu de grandes ambitions ?

Analyse du chapitre XIX intitulé « Pourquoi on trouve aux États-Unis tant d’ambitieux et si peu de grandes ambitions ? » tiré du Tome II de De la démocratie en Amérique aux éditions Gallimard, 1961, collection folio histoire.

Tocqueville analyse ici un paradoxe qu’il explicite clairement dans l’intitulé de son chapitre : « pourquoi on trouve aux États-Unis tant d’ambitieux et si peu de grandes ambitions ? ». Dans ce chapitre, l’auteur observe qu’une « multitude innombrable » de personnes cherchent à sortir de leur condition, à s’élever encore plus haut mais que, malgré cela, « c’est le petit nombre de grandes ambitions qui se font remarquer ». Le problème est alors le suivant : chacun dispose des même chances pour parvenir au sommet. Avant de rentrer dans l’explication de Tocqueville, il faut donc s’arrêter sur ce terme. « Ambition », qui signifie « désir de gloire, de réussite sociale, de tout ce qui peut honorer l’amour-propre » et désigne un « vif désir de réussir quelque chose ». Il peut en effet être rapproché d’autres termes tels que quête, aspiration, convoitise, but, visée, etc... L’ambition représente alors ce désir, cette volonté de s’élever, de viser plus haut que ce qu’on a déjà. Mais, comment un désir si vif de s’élever, partagé par une majorité des citoyens américains, est-il si peu de fois accompli ? Pour quelles raisons les ambitions se trouvent-elles refrénées ?

Dés le début de son explication, l’auteur écarte l’égalité comme cause originelle de ce paradoxe car cette notion, le fait que chacun ait les même chances, a, au contraire, fait naître les ambitions selon lui. L’égalité serait alors comme une sorte de moteur car, le fait que chacun soit au même niveau pousse à s’élever encore plus haut que son voisin ainsi que l’affirme par exemple Gao Xingjian : « L’ambition, c’est pour se distinguer des autres. » Mais, cette motivation ne serait-elle pas également le frein à l’ambition ? Si tous les gens sont égaux, chacun souhaite s’élever plus qu’un autre . Mais, si tout le monde en a la possibilité, l’accès n’en est-il pas alors réduit ?

Tocqueville cherche alors à expliquer ce « singulier état des choses » à travers les « mœurs démocratiques ». Selon lui, l’origine de ce paradoxe serait la révolution. En tant que sociologue, Tocqueville recherche dans l’histoire un point de départ afin d’analyser tous les phénomènes sociaux en lien avec cette problématique de l’ambition qui se sont produits dès lors. Dans un premier temps, il explique que la révolution, qui a abolit l’aristocratie, a provoqué un premier mouvement universel qui fut un désir ardent de s’élever. En effet, la fin de l’aristocratie a détruit le mur épais qui séparait les gens ordinaires des grandeurs et, dans la réussite, l’espoir, et le « triomphe » de l’abolition de ce mur, « plus rien ne semble impossible à personne ». Cependant, comment se fait-il que ces quêtes de grandeurs se soient alors tant raréfiées ? L’ambition se serait-elle évanouie à mesure que les souvenirs de la révolution devenaient flous ? En réponse à cela, Tocqueville affirme que « les passions que la révolution avait suggérées ne disparaissent point avec elles ». Le souvenir de ces ardents désirs flotte encore longtemps dans l’air, les grandes aspirations sont toujours présentes. L’auteur souligne le fait que les moyens de satisfaire ces ambitions existaient lors de la révolution mais ceux-ci vont s’amoindrir lorsque la démocratie sera installée. Cependant, les aspirations élevées ne se sont pas effacées tout de suite. Ainsi, pourquoi les ambitions ne se sont-elles pas amoindris à la fin de la révolution, à mesure que les moyens diminuaient ? C’est que l’esprit aristocratique n’avait pas encore quitté les citoyens américains. Mais, suite à ce premier mouvement révolutionnaire, cause des grandes ambitions, que se passe-t-il ? Une fois la démocratie définitivement installée, l’aristocratie enfin éteinte, l’ambition se refrène-t-elle comme essoufflée ?

Tocqueville a affirmé dès le début de ce chapitre que cet état des choses où chacun est l’égal de l’autre motivait ces aspirations ce qu’il répète encore une fois après avoir établi que suite à ces grands élans, « la société démocratique est enfin assise ». L’installation de la démocratie durant laquelle le niveau d’égalité des citoyens américains se façonne, continue de créer de grands élans ambitieux. L’égalité crée donc un mouvement vers l’élévation collective mais l’élévation collective et l’individuelle sont deux choses distinctes. _ Un désir commun de grandeur émane de l’Amérique, cependant l’auteur va démontrer comment et pourquoi les ambitions individuelles ne peuvent être assouvies. L’interrogation qui s’esquissait au début de notre analyse est ici confirmée et complétée. Étant donné que, grâce à l’égalité, chacun dispose des même moyens, « nul n’est absolument privé de lumières ni de biens », et les moyens individuels de chacun sont alors réduits. Donc, malgré une aspiration élevée, on ne peut réellement viser très haut. Tocqueville met réellement en avant ce paradoxe à l’aide de connecteurs logiques tels que « mais ». Il tend à démontrer que l’égalité permet à tous de disposer de biens quels qu’ils soient mais ce bienfait est accompagné d’une teinte plus ou moins négative selon les avis qui est que les ambitions, les désirs et les quêtes individuelles vers la grandeur sont moindres car l’égalité « empêche qu’aucun d’entre eux n’ait des ressources très étendues ». Tocqueville a ici dressé une esquisse de l’explication du paradoxe qui fait le centre de cette analyse en spécifiant que l’égalité est la cause de ce décalage entre les désirs de s’élever et de monter plus haut et leur réalisation.

Alors, comment cet obstacle se manifeste-t-il plus concrètement dans la pensée des citoyens américains ? Pourquoi cette égalité les refrène à ce point ?

Les hommes se détournent de leurs grandes ambitions à cause de l’écart entre l’effort fourni et le résultat. Effectivement, ils « contraignent leur âme à employer toutes ses forces pour faire des choses médiocres ». Malgré leur volonté, les hommes n’arrivent qu’à avoir peu. Un autre frein aux grandes ambitions est également mis en avant par Tocqueville : le temps qu’il faut pour parvenir à ce que l’on vise. Cependant, il est important de remarquer, ainsi que le note Tocqueville, que ces « grandes ambitions » se tournent vers des biens matériels et non l’élévation de l’âme ou de l’esprit. Les hommes s’épuisent à vouloir grossir leurs fortunes ou agrandir leur maison alors qu’ils « pourraient être beaucoup plus pauvres et rester plus grands ». Mais quelles sont les conséquences de cet abandon des « grandes ambitions » ?

On a vu que le principe de l’égalité réduisait les possibilités de viser très haut car tout le monde était au même niveau. Donc, cela empêche que quelques hommes aient une grande avancée par rapport aux autres et, par amour de ce principe et « haine du privilège », tout le monde est ainsi contraint aux mêmes épreuves ou bien au mêmes concours afin d’accéder à quelque chose comme une carrière, un travail. Cela aboutit donc à « un avancement plus lent » et, les hommes, épuisés par tous ces obstacles désespèrent puis, comme on l’a vu précédemment, abandonnent leurs hautes visées au profit d’ambitions et de désirs plus petits. Lorsque les hommes se rendent compte de ces obstacles, ces barrières qui paraissent insurmontables et éloignent chaque fois un peu plus l’objet de leur désir, ils renoncent et recherchent des ambitions moins élevées, plus vite à leur portée. Cette lutte interminable désabuse les citoyens américains qui n’éprouvent plus la moindre jouissance à l’acquisition de leurs biens, « cette vue fatigue d’avance leur ambition et la rebute ».

Suite à cette démonstration, Tocqueville en vient à analyser plus particulièrement les risques de l’ambition dans un cadre politique dans une démocratie en comparaison avec un régime aristocratique. Il a déjà été clairement démontré que les aspirations élevées sont beaucoup plus basses dans les régimes démocratiques gouvernés par la notion d’égalité. Le danger soulevé ici est qu’alors, lorsqu’un homme plein d’ambition parvient à s’emparer du pourvoir politique, son ambition revêt « un caractère violent et révolutionnaire ». Les ambitions qui se créent dans un cadre démocratique sont difficiles d’accès mais, une fois qu’on y arrive, il n’y a plus de limite d’où le danger de la prise de pouvoir politique par « un ambitieux ». Mais comment éviter ce danger ? Selon l’auteur, « il est nécessaire d’épurer, de régler et de proportionner le sentiment de l’ambition ». Lors de notre analyse, nous avons déjà soulevé le fait que les hommes portaient leurs ambitions sur des biens matériels. Ici, Tocqueville revient plus longuement sur ce point qu’il désigne de « passion des jouissances matérielles ». Le terme passion est un terme très fort, faisant normalement référence aux sentiments, à un élan incontrôlable. Les biens matériels seraient donc aux hommes ce que l’ambroisie est aux dieux et ces citoyens américains ne se préoccuperaient que dans une moindre mesure des biens intellectuels, de l’âme et de l’esprit. « Les jouissances matérielles » sont, dans le cœur des hommes un bien absolu, presque divin, qui apportent un bonheur incommensurable à en juger par les termes « passion » ou bien « jouissance » . C’est pourquoi Tocqueville affirme que : « ils transportent très souvent dans une fortune extraordinaire des goûts très vulgaires ». Mais, quel est réellement l’avis de Tocqueville au sujet de ce paradoxe, de l’ambition dans un régime démocratique et des risques que nous avons évoqué précédemment ?

Selon l’auteur, il ne faut pas pour autant refréner les ambitions et « endormir les citoyens » dans une égalité la plus totale. En effet, il avoue redouter encore plus « la médiocrité des désirs » que « l’audace ». Enfin, il va même jusqu’à dire, en contradiction avec les théories contemporaines affirmant que « le vice favori de [leur] époque est l’orgueil », que les hommes manquent de cet orgueil car c’est selon lui ce manque d’orgueil qui les pousse à viser des ambitions basses et médiocres.