
Lorenzaccio d’Alfred de Musset, 1834.
image : 1896 : affiche de Lorenzaccio
Résumé de : Rousseau Jean-Baptiste, « Lorenzaccio : un meurtre pour exalter la vie ? », Topique 3/ 2012 (n° 120), p. 113-124 URL : www.cairn.info/revue-topique-2012-3-page-113.htm. DOI : 10.3917/top.120.0113
« L’intrigue de cette pièce de théâtre se déroule en 1537 à Florence qui est alors sous le contrôle du Saint-Empire romain germanique et du pape Paul III. L’empereur Charles Quint ayant installé à la tête de la ville un être débauché et tyrannique en la personne d’Alexandre de Médicis, le cousin éloigné de ce dernier, Lorenzo de Médicis, décide de s’employer à rétablir la république et à restituer aux Florentins leur liberté en assassinant le despote. Pour ce faire, et tout cela dans une atmosphère de tension politique et de conflits idéologiques entre les grandes familles de Florence, Lorenzo de Médicis se pare du masque du vice, qui lui collera finalement à la peau et devient le compagnon de débauche d’Alexandre de Médicis afin de pouvoir mieux le duper et préparer son meurtre sans éveiller les soupçons. En tuant son cousin à la fin de la pièce, Lorenzaccio semble pouvoir redevenir le jeune homme animé par de purs idéaux qu’il était dans son adolescence mais l’échec politique de son meurtre le renvoie à l’impossibilité de s’appuyer sur les autres républicains afin de transformer son acte en une véritable libération pour Florence. Côme de Médicis remplace alors Alexandre de Médicis à la tête de la ville et Lorenzaccio , accusé d’être un traître à la patrie, ayant sa tête mise à prix pour son crime et ne pouvant se résoudre à cet échec, se laisse alors tuer par le peuple dont il attendait sans doute au départ respect et reconnaissance pour son acte. »
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Cette pièce fait partie du cycle « comédies et proverbes », et, en effet, il est possible de repérer dans le texte plusieurs phrases à tournure aphoristique :
- « Parmi les hommes il y a plus de bons que de méchants. » (Valori au duc, I,4).
- "Une femme qui n’a peur de rien n’est pas aimable » (I, 6).
- « les mères ne se taisent que dans le silence éternel (Acte I, 6,).
« pour dormir tranquille, il faut n’avoir jamais fait certains rêves » (Acte I, 6,).
« Les rêves des artistes médiocres sont des plantes difficiles à nourrir, et qu’on arrose de larmes bien amères pour les faire bien peu prospérer. » (Acte II, 2)
« Ceux qui passent les nuits sans dormir ne meurent pas silencieux. » (Acte III, 2).
« Celui qui est mordu par un serpent n’a que faire d’un médecin ». (Acte III, 6).
La nuit, le rêve, l’illusion :
Carnaval I,2 : regard négatif sur la fête de çes "tonneaux sans vergogne" qui s’abrutissent "jusqu’à la bête féroce ". Scène 5 de l’acte I, autre mouvement de foule à la sortie de l’église.
Le carnaval et le déguisement : Rappelle la fête des fous au Moyen Âge. Cela est confirmé à la scène suivante, acte I, scène 3, par le Cardinal : « on peut respecter les choses saintes, et dans un jour de folie, prendre le costume de certains couvents, sans aucune intention hostile à la sainte église catholique. »
Acte I, 2 :
Lorenzo : Vous faites le portrait de vos rêves ? Je ferai poser pour vous quelques uns des miens.
Tebaldeo : Réaliser des rêves, voilà la vie du peintre.
Texte important pour la suite, d’autant plus que les propos de sa mère font grande impression sur Lorenzo : II, scène 4 :
Marie : Sais-tu le rêve que j’ai eu cette nuit, mon enfant ?
Lorenzo : Quel rêve ?
Marie. : Ce n’était point un rêve, car je ne dormais pas. J’étais seule dans cette grande salle ; ma lampe était loin de moi, sur cette table auprès de la fenêtre. Je songeais aux jours où j’étais heureuse, aux jours de ton enfance, mon Lorenzino. Je regardais cette nuit obscure, et je me disais : il ne rentrera qu’au jour, lui qui passait autrefois les nuits à travailler. Mes yeux se remplissaient de larmes, et je secouais la tête en les sentant couler. J’ai entendu tout d’un coup marcher lentement dans la galerie ; je me suis retournée ; un homme vêtu de noir venait à moi, un livre sous le bras : c’ était toi, Renzo : " comme tu reviens de bonne heure ! " me suis-je écriée.
Mais le spectre s’est assis auprès de la lampe sans me répondre ; il a ouvert son livre, et j’ai reconnu mon Lorenzino d’ autrefois. »
III, 3 : « je me suis réveillé de mes rêves »
Le climat politique :
Le peuple vs la cour. Les Médicis gouvernent Florence « Au moyen de leur garnison ».
Des apparences de légèreté sur le plan dramaturgique (légèreté des dialogues, carnaval : Lumière et danse) sur un fond plus sombre de tyrannie. L’on comprend que c’est un thème important de la pièce ; il revient à la scène 4 de l’acte I : Valori s’adresse au duc : « Le Pape est mal habitué à la domination absolue ; et César, à son dernier voyage, en a dit autant, je crois, à votre altesse. » Le duc répond un peu plus loin : « ils m’ont mis dans la main une espèce de sceptre qui sent la hache d’une lieu. »
Acte I, scène 5 il est question d’une émeute :
Premier bourgeois : « Il y a eu une émeute à Florence ?
deuxième bourgeois : Presque rien. - Quelques pauvres jeunes gens ont été tués sur le Vieux-Marchés.
Premier bourgeois : Quelle pitié pour les familles !
Visiblement, la vie est difficile pour la jeunesse et cela est une préoccupation qui se marque dans tous les esprits : « que voulez-vous que fasse la jeunesse sous un gouvernement comme le nôtres ? » (I,5,).
Trahison de la marquise. Cardinal sournois et ambigu.
Pouvoir des autorités religieuses et machinations : voir acte II, scène 3 : monologue du cardinal.
Extrait de l’article cité plus haut :
"Le pouvoir corrompt et il faut accepter d’être corrompu pour s’en approcher. Et cela vaut aussi pour celui qui, comme Lorenzo, entend exercer un contre-pouvoir. Soucieux de lutter avec le tyran à armes égales, il s’empêtre dans une corruption qu’il a cru choisir et dont il ne connaît pas la vraie nature. Victime du même contre-sens, Brutus, le modèle qui était censé donner grandeur et consistance à un adolescent en quête de justice, avant de se jeter sur son épée, prononça la phrase qui résumait son apprentissage : « Vertu, tu n’es qu’un nom ! »"
La ville de Florence :
Elle est vue comme un lieu de perdition : « ah ! Cette Florence ! C’est là qu’on l’a perdu ! N’ai-je pas vu briller quelquefois dans ses yeux le feu d’une noble ambition ? Sa jeunesse n’a-t-elle pas été l’aurore d’un soleil levant ? » (I, 6, p. 160).
» Adieu, *Florence, peste de l’Italie ; adieu, mère stérile, qui n’ as plus de lait pour tes enfants. » (I,6).
Thème de la trahison : scène entre Lorenzo et Philippe (sa résolution de tuer Alexandre. Voir aussi acte IV, scène 1 : attitude de Lorenzo envers Alexandre. Allusion au vol de sa côté de maille.
Portrait de Lorenzo :
Dans la scène 4 de l’acte I, le duc fait de lui un portrait peu flatteur de Lorenzo, mais il manifeste son attachement pour lui. Quand Lorenzo arrive, le duc le désigne à la vue de tout le monde : « regardez moi ce petit corps maigre, ce lendemain d’orgie ambulant. Regardez moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour soutenir un éventail, ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n’a pas la force de rire. C’est là un homme à craindre ? Allons, allons, vous vous moquez de lui. » (I,4) « la seule vue d’une épée lui fait mal ». Et effectivement, Lorenzo s’évanouit.
Il est le personnage principal, mais à l’acte premier, on le voit moins agir qu’on entend parler de lui. Ainsi, à la sixième scène de l’acte I, Marie Soderini, la mère de Lorenzo, s’inquiète à son sujet, et du fait qu’elle ait « entendu répéter cette fatale histoire de Lorenzo ». À quoi Catherine lui répond : « oh ma mère ! La lâcheté n’est point un crime, le courage n’est pas une vertu ; pourquoi la faiblesse serait-elle blâmable ? ».
L’affirmation de sa lâcheté est exprimée de façon très concrète : « quelle femme voudrait s’appuyer sur son bras pour monter à cheval ? Quel homme lui serrerait la main ? »
Sa mère fait de lui le portrait d’une jeunesse perdue : « tant de facilité, un si doux amour de la solitude ! Ce ne sera jamais un guerrier que mon Renzo, disais-je en le voyant rentrer de son collège, avec ses grands livres sous le bras ; mais un saint amour de la vérité brillait sur ses lèvres et dans ses yeux noirs ; il lui fallait s’inquiéter de tout, dire sans cesse "celui-là est pauvre, celui-là est ruiné ; comment faire ?" et cette admiration pour les grands hommes de son Plutarque ! Catherine, Catherine, que de fois je l’ai baisé au front en pensant au père de la patrie ! » voir aussi la suite p. 160.
Un autre portrait est brossé de Lorenzo par son valet, après la scène de son délire acte III, scène 1 :
« Tu as un ennemi, maître. Ne t’ai-je pas vu frapper du pied la terre, et maudire le jour de ta naissance ? N’ai-je pas des oreilles ? Et, au milieu de toutes tes fureurs, n’ai-je pas entendu résonner distinctement un petit mot bien net : la vengeance ? Tiens, maître, crois-moi, tu maigris ; -tu n’as plus le mot pour rire, comme devant ; -crois-moi, il n’ y a rien de si mauvaise digestion qu’une bonne haine. Est-ce que sur deux hommes au soleil il n’y en a pas toujours un dont l’ombre gêne l’autre ? Ton médecin est dans ma gaine ; laisse-moi te guérir. »
Lorenzo dresse son propre portrait, III, 3 :
« Tel que tu me vois, Philippe, j’ai été honnête. J’ai cru à la vertu, à la grandeur humaine, comme un
martyr croit à son dieu. J’ ai versé plus de larmes sur la pauvre Italie, que Niobé sur ses filles.
Philippe.
Eh bien, Lorenzo ?
Lorenzo.
Ma jeunesse a été pure comme l’or. Pendant vingt ans de silence, la foudre s’est amoncelée dans ma poitrine, et il faut que je sois réellement une étincelle du tonnerre, car tout-à-coup, une certaine nuit que j’étais assis dans les ruines du colysée antique, je ne sais pourquoi je me levai, je tendis vers le ciel mes bras trempés de rosée, et je jurai qu’un des tyrans de la patrie mourrait de ma main. J’étais un étudiant paisible, je ne m’ occupais alors que des arts et des sciences, et il m’est impossible de dire comment cet étrange serment s’ est fait en moi. Peut-être est-ce là ce qu’on éprouve quand on devient amoureux. (…). j’avais le coeur et les mains tranquilles ; mon nom m’appelait au trône, et je n’ avais qu’à laisser le soleil se lever et se coucher pour voir fleurir autour de moi toutes les espérances humaines. Les hommes ne m’avaient fait ni bien ni mal ; mais j’étais bon, et, pour mon malheur éternel, j’ai voulu être grand. Il faut que je l’avoue ; si la providence m’a poussé à la résolution de tuer un tyran, quel qu’il fût, l’orgueil m’y a poussé aussi. Que te dirais-je de plus ? Tous les *Césars du monde me faisaient penser à Brutus »
Extrait de l’article cité plus haut :
« Si fort est le lien malheureux qui les unit, que le meurtre d’Alexandre aura comme conséquence immédiate la mort de la mère de Lorenzo, puis celle de Lorenzo lui-même qui, apprenant son décès, sort dans la rue, sachant qu’on l’y attend pour le tuer. Autre frustration, son physique : il est plutôt chétif et féminin, face au puissant « garçon boucher » qu’est Alexandre. On l’appelle péjorativement Lorenzaccio mais aussi Lorenzetta, quand il manque de s’évanouir devant une épée. Il a perdu, avec sa moralité, la beauté qui a été la sienne. Enfin, il a été dépossédé du trône auquel il pouvait prétendre et qui est revenu au bâtard d’un pape. Sa mère s’en lamente. Lui-même revient sur sa jeunesse pour Philippe :
“J’étais heureux alors, j’avais le cœur et les mains tranquilles ; mon nom m’appelait au trône, et je n’avais qu’à laisser le soleil se lever et se coucher pour voir fleurir autour de moi toutes les espérances humaines.”
(Acte III, scène 3)
Sans doute il faut le croire quand il dit ne pas vouloir du pouvoir pour lui-même. Ce renoncement ne lui interdit évidemment pas de ressentir violemment l’injustice dont il a été victime. Tous ces éléments, pris séparément, ne constituent pas les mobiles suffisants d’un crime. Mis ensemble, ils poussent à la revendication ainsi formulée par Freud : « La vie me doit un dédommagement que je vais m’octroyer. Je revendique le droit d’être une exception, de passer sur les scrupules par lesquels d’autres se laissent arrêter. Le droit de tuer celui qui représente le pouvoir brutal, à qui je dois ma déchéance, et qui veut s’emparer d’une vierge. La vierge sera sauvée, Florence passera d’un tyran à un autre ».
Le thème de la débauche :
Il est intéressant sur le plan dramaturgique, pour plusieurs raisons.
Par exemple, quand il amène des conflits entre les personnages :
Voir par exemple au premier acte, scène 5, au sujet de Louise Strozzi :
Le prieur : Julien, je ne sais pas si tu sais que c’est de ma sœur dont tu parles.
Salviati : je le sais très bien ; toutes les femmes sont faites pour coucher avec les hommes, et ta sœur peut bien coucher avec moi.
Ou encore quand la débauche contraste avec la vertu comme le passage de la cinquième scène à la sixième de l’acte premier, où les propos licencieux de Salviati au prieur contrastent avec les exclamations religieuses de Catherine : « que le ciel est beau ! Cela est vaste et tranquille ! Comme Dieu est partout ! ».
Acte I, scène 6 : lamentations de la mère de Lorenzo qui déplore les actes de son fils Acte I : « ah ! Ne puis-je voir un seul objet qui ne m’entre une épine dans le cœur ? Ne puis-je plus ouvrir les yeux ? Hélas ! Ceci est encore l’ouvrage de Lorenzo. Tous ces pauvres bourgeois ont eu confiance en lui ; il n’en est pas un parmi tous ces pères de famille chassés de leur patrie, que mon fils n’ait trahi. Leurs lettres, signées de leur nom, sont montrées au duc. C’est ainsi qu’il fait tourner à un infâme usage jusqu’à la glorieuse mémoire de ses aïeux. »
Extrait de l’article cité plus haut :
« Il existe à coup sûr un fondement moral à l’échec de son entreprise. Le meurtre d’Alexandre est dépourvu de la seule motivation susceptible de le justifier (si un meurtre est de quelque façon justifiable) qui serait la volonté et la certitude de servir l’intérêt général. Le chemin pris par Lorenzo pour parvenir à Alexandre, gagner sa confiance et le tuer n’est pas davantage acceptable puisqu’il choisit de partager sa débauche.
Pour devenir son ami et acquérir sa confiance, il fallait baiser sur ses lèvres épaisses tous les restes de ses orgies.
"J’étais pur comme un lys et cependant je n’ai pas reculé devant cette tâche. Ce que je suis devenu à cause de cela, n’en parlons pas… Je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et d’opprobre."
(Acte III, scène 3)
Lorenzaccio n’a pas su s’en tenir au jeu de la débauche, il a été victime de ce que Musset semble proposer comme un phénomène de contagion. Au contact d’un débauché, il est lui-même gagné par une corruption sociale qui le fait vivre dans l’orgie, morale – il devient délateur et entremetteur – et mentale puisqu’il sombre dans l’impiété et le cynisme. La fréquentation d’Alexandre fait naître en lui un double qu’il ne reconnaît pas et qui l’envahit, ce qui conduit le texte à évoquer des masques, des spectres, des images de l’autre qui disent sa dépossession psychique. Or toute cette perversion, due à une contagion du milieu, laisse un peu perplexe. On est tenté de croire que ne devient pas débauché qui veut. Il y faut des dispositions personnelles qui permettent à un autre toujours-déjà-là de s’épanouir dans un climat approprié. Et cet autre, Musset était payé pour le connaître. »
Le thème du mal :
Acte II, SCÈNE 1 :
« Que le bonheur des hommes ne soit qu’un rêve, cela est pourtant dur ; que le mal soit irrévocable, éternel, impossible à changer, non ! »
Acte II, SCÈNE 5 :
« On croit *Philippe Strozzi un honnête homme, parce qu’il fait le bien sans empêcher le mal ; et maintenant, moi, père, que ne donnerais-je pas pour qu’il y eût au monde un être capable de me rendre mon fils et de punir juridiquement l’insulte faite à ma fille ? Mais pourquoi empêcherait-on le mal qui m’arrive, quand je n’ai pas empêché celui qui arrive aux autres, moi qui en avais le pouvoir ? »
Acte III, SCÈNE 3 : « Le vice a été pour moi un vêtement ; maintenant, il est collé à ma peau. »
Le personnage du cardinal (Malaspina).
Empoisonnement de Louise acte III, scène 7.