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A propos de l'auteur

  • Valérie PEREZ

    Fondatrice de ce site et auteur de la majorité des articles mis en ligne.
    Professeur agrégée et docteur en philosophie.

Un témoignage sur les camps

Rendre compte de l’état d’esprit des gens à une période donnée et dresser la chronologie des faits, c’est d’abord cela un témoignage. Dans Si c’est un homme, Primo Lévi fait un récit fidèle des événements, et évoque la mémoire de ceux qui ont vécu le Lager avec lui. Mais il y a aussi autre chose dans cette œuvre : tous les commentaires que Primo Levi fait, a posteriori, sur le drame vécu par des millions de personnes. Ces commentaires sont d’ordre historique et surtout humain. Ils témoignent de « tout le mal de notre temps » que l’auteur résume en une seule image, en une vision qui lui est familière, comme il le dit lui-même, celle d’un « homme décharné, le front courbé et les épaules voûtées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée. » (p.97)

Si c’est un homme est le récit d’un homme qui se penche sur un passé douloureux pour lutter contre l’oubli et tenter de dire l’indicible.

Comment dire une situation qui ne peut être qualifiée ? L’œuvre de Primo Lévi soulève cette question et souligne la difficulté d’y répondre : « Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme. » (p. 26 ) Cette idée est reprise au chapitre 13, il faudrait trouver un langage qui puisse exprimer toute l’horreur du Lager : « ce que nous appelons faim ne correspond en rien à la sensation qu’on peut avoir quand on a sauté un repas, de même notre façon d’avoir froid mériterait un mon particulier. Nous disons « faim », nous disons « fatigue », « peur », et « douleur », nous disons « hiver », et en disant cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer les mots libres, créés par et pour des hommes libres qui vivent dans leur maison et connaissent la joie et la peine. Si les Lager avaient duré plus longtemps, ils auraient donné le jour à un langage d’une âpreté nouvelle ; celui qui nous manque pour expliquer ce que c’est que peiner tout le jour dans le vent, à une température au-dessous de zéro, avec pour tous vêtements, une chemise, des caleçons, une veste et un pantalon de toile, et dans le corps la faiblesse et la faim, et la conscience que la fin est proche. » (p.132-133)

Est-ce à dire que tout témoignage sur les camps est voué à l’échec ? Certainement pas… Certes, le langage ne peut exprimer toute la réalité des camps, car cette réalité est faite de crimes et d’horreurs que des hommes ont réalisé sur d’autres hommes. Mais il est possible d’appréhender cette réalité en la reconnaissant, en livrant un témoignage personnel, celui que fait un homme pour les autres hommes. C’est sans doute la signification à donner aux nombreuses adresses au lecteur qui jalonnent le récit. Elles prennent la forme de prises à partie : « que chacun considère en soi-même toute la valeur, toute la signification qui s’attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, aux mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants possède » (p.26) S’il est vain de prétendre rendre compte de toute l’horreur des camps, il ne l’est pas d’en faire prendre conscience à l’humanité tout entière.

Pourquoi témoigner ?

La multiplication des témoignages des victimes du Lager constitue un document de première importance pour ce qui est de la vérité historique. Les témoignages permettent de lutter contre l’oubli mais aussi contre les déformations, les erreurs et les fausses interprétations qui peuvent êtres faites au sujet de cette sombre période de l’Histoire de l’Humanité.
Ainsi, dans le premier chapitre des Naufragés et les rescapés (aux éditions Gallimard, collection Arcades) Primo Levi écrit : « La mémoire humaine est un instrument merveilleux mais trompeur. (…) Les souvenirs qui gisent en nous ne sont pas gravés dans la pierre ; ils ont non seulement tendance à s’effacer avec les années, mais souvent ils se modifient ou même grossissent, en incorporant des éléments étrangers. (…) Mon intention est d’examiner ici les souvenirs d’expériences exceptionnelles, d’offenses subies ou infligées. (…) Plus les événements s’éloignent, plus s’accroît et se perfectionne la construction de la vérité qui arrange. » Chapitre 1, « La mémoire de l’offense », p.23 sqq.
Cette idée était déjà présente dans Si c’est un homme : « La mémoire est une bien curieuse mécanique » (p. 143)

Avec le temps, le témoignage s’engage dans une autre perspective : comment croire que l’être humain soit capable de telles horreurs ? Primo Levi le dit au chapitre 10 : « Aujourd’hui encore, à l’heure où j’écris, assis à ma table, j’hésite à croire que ces événements ont réellement eu lieu. » (p. 110) De même, dans La nuit, Elie Wiesel raconte l’incrédulité qui entourait les premiers témoignages : « Tout au long des jours et des nuits, il allait d’une maison juive à l’autre, et racontait l’histoire de Malka, la jeune fille qui agonisa durant trois jours, et celle de Tobie, le tailleur, qui implorait qu’on le tue avant ses fils… il avait changé, Moshé. Ses yeux ne reflétaient plus la joie. Il ne chantait plus. Il ne me parlait plus de Dieu ou de la Kabbale, mais seulement de ce qu’il avait vu. Les gens refusaient non seulement de croire à ses histoires mais encore de les écouter. » (Editions de Minuit, p.16-17).
_ Primo Levi évoque lui aussi cette incrédulité qui caractérise le face à face avec l’horreur. Il est au Lager, il fait nuit, il rêve de se retrouver parmi les siens, de leur raconter ce qu’il y vit, « mais c’est peine perdue, je m’aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont même complètement indifférents : ils parlent confusément d’autres choses entre eux, comme si je n’étais pas là. Ma sœur me regarde, se lève et s’en va sans un mot. »

Chaque témoignage est singulier et touchant. Au sein même du Lager, chacun raconte à qui peut l’entendre, le récit de ses malheurs. Ainsi, au chapitre 6, Primo Levi évoque l’un des compagnons de ses nuits, un polonais nommé Resnyk : « Il m’a raconté son histoire, et aujourd’hui je l’ai oubliée, mais c’était à coup sûr une histoire douloureuse, cruelle et touchante, comme le sont toutes nos histoires, des centaines de milliers d’histoires toutes différentes et toutes pleines d’une étonnante et tragique nécessité. Le soir, nous nous les racontons entre nous : elles se sont déroulées en Norvège, en Italie, en Algérie, en Ukraine, et elles sont simples et incompréhensibles comme les histoires de la Bible. Mais ne sont-elles pas à leur tour les histoires d’une nouvelle Bible ? » Le témoignage a indéniablement une valeur sacrée. Ses formes et les circonstances dans lesquelles il a lieu sont multiples, de l’intérieur à l’extérieur des camps, au moment des faits ou des années plus tard.

Parmi les faits marquants et aujourd’hui bien connus, il y a le trajet en train, qui contient déjà son lot d’atroces souffrances et d’humiliations : « La soif et le froid nous faisaient souffrir : à chaque arrêt, nous demandions de l’eau à grands cris, ou au moins une poignée de neige, mais notre appel fut rarement entendu ; les soldats de l’escorte éloignaient quiconque tentait de s’approcher du convoi. Deux jeunes mères qui avaient un enfant au sein gémissaient jour et nuit, implorant de l’eau. (…) les nuits étaient d’interminables cauchemars. »_ C’est le premier chapitre de l’œuvre de Primo Levi : « Le voyage ».

Bien d’autres témoignages mentionnent ces trajets vers la mort. Ainsi, François Mauriac écrit dans la Préface de La nuitd’Elie Wiesel (aux Editions de Minuit) (p.5) « aucune vision de ces sombres années ne m’a marqué autant que ces wagons remplis d’enfants juifs, à la gare d’Austerlitz… Je ne les ai pourtant pas vus de mes yeux, mais ma femme me les décrivit, toute pleine encore de l’horreur qu’elle en avait ressentie. » Jose Semprun, quant à lui, en a fait le titre de son œuvre Le grand voyage. Là encore, c’est la même image qui revient : « Il y a cet entassement des corps dans le wagon, cette lancinante douleur dans le genou droit. »

Le train, les corps, la souffrance. Le lecteur entre dans le témoignage par ces trois chemins qui constituent le début de la déportation et de l’enfer des camps.